LA FEMME PAPILLON
COMMENTAIRE D’UN ROMAN DE LAURE MORALI
Élise Couture-Grondin*
Laure Morali est une écrivaine et réalisatrice née dans le nord de la France et résidant à Montréal depuis plusieurs années. Elle a publié des recueils de poésie, dont La terre cet animal (2003), des récits et des anthologies. En 2008, elle rassemble des textes issus d’une correspondance entre écrivains québécois et autochtones dans Aimititau! Parlons-nous! qui ouvre un espace de création à partir du dialogue.
Son premier roman, Traversée de l’Amérique dans les yeux d’un papillon1, rappelle le langage poétique et dense, doux et imagé qui caractérise son écriture et poursuit son exploration du rapport à l’autre. Ce roman nous fait entrer dans un espace-temps spiral qui nous porte sur les chemins d’une femme qui parcourt l’Amérique, du Québec au Nouveau-Mexique, de la Guyane à l’Alaska, mais qui nous ramène toujours au cœur de la terre, le Matitushan, où elle participe à un rituel de guérison. Ce roman pose la question de l’enracinement, du rapport à la terre et à la spiritualité.
L’histoire commence alors que cette femme revient dans une communauté innue du Nord du Québec, Ekuanitshit, où elle a vécu une histoire d’amour avec Shimun. Celui-ci l’amenait au lac Kukamess à 200 kilomètres au nord du village, dans le territoire où les ancêtres nomades allaient pêcher et chasser2. Depuis la mort de Shimun, la femme sillonne l’Amérique au gré de ses désirs et de ses rencontres, dans une quête qu’elle n’arrive pas à comprendre. Son retour à Ekuanitshit, où elle s’est toujours sentie bienvenue, marque sa propre prise de conscience que le chemin parcouru était une quête vers soi, pour se retrouver.
On ne connait d’autre nom à cette femme qu’Ishkuess, jeune fille, surnom attribué affectueusement par Nimesh, son amie et la fille de Shimun. Celle-ci préside une cérémonie de guérison dans la tente à sudation, Matitushan, le ventre de la terre, pour Ishkuess qui cherche à s’enraciner en soi par ce rituel qui permet le contact avec les ancêtres et la guérison de l’esprit.
« Dans le matutishan, on se nettoie à coups de rêves. Ils sont le langage de la nature, aussi réels que l’eau que nous buvons. La nature n’est pas un conte, c’est une intelligence capable de nous percevoir, de nous lire, de nous traverser et de nous informer. Nimushum mak nukum, tshinishkumitinau. » (p. 109-110)
La cérémonie se divise en quatre parties qui correspondent aux quatre points cardinaux et aux étapes de la vie : l’est, pour l’enfance; le sud, pour la jeunesse; l’ouest, pour l’âge adulte et se termine avec le nord. Dans ce voyage intérieur, des bribes de souvenirs reviennent à Ishkuess qui les raconte à son amie. Celle-ci explique que les pierres qui réchauffent l’air de la tente sont des ancêtres qui ouvrent la mémoire.
Nous découvrons les déplacements de la vie d’Ishkuess par fragments. La jeune femme se rend en Guyane pour chercher des papillons, les morphos, pour un film animalier. Elle y rencontre Vao, un homme du Laos, qui la guide dans la jungle, mais leur aventure devient passion et elle oublie sa mission cinématographique. Elle voyage en avion vers Montréal pour visiter une amie; ensemble elles visitent le Jardin botanique et son exposition de papillon. Une nuit, elle rêve d’un homme qui lui parle en langage papillon et décide de partir à sa recherche vers le sud; elle trouve Tolo au bord du Rio Grande. Son chemin est aussi teinté des rencontres qu’elle fait : dans une station d’autobus, un gipsy de Belgique « a perdu toute notion de géographie » (p. 93); des images de vie jaillissent quand elle voit une femme dans l’autobus; Tshak, le gardien du feu durant la cérémonie du Matitushan, raconte l’histoire de la femme héron. La femme papillon se rappelle les moments passés avec son grand-père et les souvenirs de sa vie avec Shimun au lac lui reviennent avec insistance tout au long de ses voyages. Sa dernière rencontre avec un écrivain en Alaska lui fera comprendre qu’elle est ce papillon qu’elle cherche.
La femme papillon se définit par ses voyages :
« On change de peau chaque fois que quelqu’un nous raconte son histoire. On oublie d’où l’on vient. On ne sait plus à qui appartient cette tristesse, cette joie. On est parfois léger, on butine, parfois lourd comme une pierre. On écoute les ancêtres des gens chez qui l’on dort. On s’étend et l’on meurt chaque nuit. On se lève serein. On est seul et tout le monde à la fois. » (p. 13)
Elle change de direction selon les personnes qu’elles rencontrent et se déplace avec fluidité : « Je glisse sur la terre comme si c’était de l’eau » (p. 31). Elle absorbe ce qui l’entoure et se transforme comme le fait la chenille en papillon. De cette capacité, on sent qu’elle ne fait qu’un avec le monde. Son identité nomade lui permet de se lier aux autres et d’une façon toute particulière de se lier au territoire. Au moment où elle perd ses bagages et n’a plus rien, elle se sent habitée du chemin parcouru. Quelqu’un lui dit :
« – J’aime ta jupe, c’est l’animal préféré de mon frère, le dragon. Mon frère est mort le dix-huit juin dernier.
– Je n’ai plus de bagages, mais ma jupe me relie au monde » (p. 98, italique ajouté).
Son nomadisme contemporain lui permet de se sentir liée à ce qui l’entoure et même à ce qui lui est inaccessible, comme lorsqu’elle parle du goût de grenade qui lui rappelle une Afrique du Nord qu’elle ne connaît pas. Ses déplacements ne reposent pas sur une quête d’exotisme et la différence n’est pas une frontière qui sépare, mais plutôt un pont qui permet un apprentissage. Tout comme le mode de vie traditionnel des nomades, ces déplacements sont ancrés dans une connaissance profonde du territoire, dans une relation avec la nature. Toutefois, pour la femme papillon, la connaissance du territoire provient des personnes qu’elle rencontre; son nomadisme implique aussi de se déplacer d’une culture à une autre.
Le roman pose la question de l’hybridation d’une façon particulière. Elle est le plus souvent perçue comme un mélange de deux cultures considérées chacune comme homogène, cohérente et unifiée. Or, la culture est, avant tout, l’expérience de vie en société avec ses productions artistiques, ses débats politiques, ses habitudes de vie et ses aspirations. La culture est d’abord hybride, dans le sens où c’est une multiplicité de pratiques quotidiennes qui la définit comme un tout identitaire. Les frontières ne sont jamais déterminées à l’avance ce qui ne signifie en rien qu’elles n’existent pas ou que toutes les personnes, de toutes les cultures soient semblables. Cela nous amène plutôt à prendre conscience de la multiplicité qui nous habite et de la construction des frontières, en nous et à l’extérieur de nous.
Le voyage dans lequel nous transporte le roman se fait à travers les yeux d’un papillon, une façon de voir qui fait ressortir l’éclat de ce qui l’entoure. Quand nos yeux perçoivent cette réalité complexe, l’expérience de vie n’est plus la même : « Les yeux des papillons sont composés de milliers d’yeux simples […] Ils perçoivent leur environnement en mosaïque et distinguent davantage de couleurs que nous. Ils captent l’ultraviolet » (p. 78, italique dans le texte). La femme est un papillon puisqu’elle s’est transformée, mais aussi parce qu’elle a laissé la multiplicité l’habiter.
À la fin de la cérémonie, alors que les deux femmes laissent les ancêtres suivre leur propre voyage dans le monde invisible, les paroles du grand-père d’Ishkuess se mêlent à l’éclat du soleil et à la caresse des vents :
« Il faut savoir se parler pour durer sur cette terre. Conserve cette rage de connaître ton voisin et d’apprendre de l’autre tout ce que tu ignores. Si tu crois que le vent nous guide, c’est qu’il nous tient serrés tout près les uns des autres, comme des roses accrochées à leur plénitude par forte mer. Je crois toujours en l’air libre et en la vibrante clarté de l’ombre. Je sais que je suis là, je te sens au monde […] La nature entière veut vivre, dit-il avant de monter plus haut, c’est ce qu’il faut penser, recueillir comme on recueille une mémoire et la courber en soi, coquelicot des rochers salins qui croissent malgré les vents fous de la côte. » (p. 126)
Le voyage de la femme papillon est un voyage vers soi, mais aussi une quête dans l’intensité, provenant d’un désir de vivre, de connaître l’autre et d’apprendre. Cet apprentissage n’est pas une volonté de toucher une vérité, mais plutôt de maintenir le mystère. Après cette cérémonie, la liberté du papillon devient une façon de vivre, là où « la nature s’embrase de mille couleurs jamais visitées » (126), où les mouvements sont la vie, où la liberté intérieure vient d’un profond enracinement.
1. MORALI, Laure. Traversée de l’Amérique dans les yeux d’un papillon, Montréal, Mémoire d’encrier, 2010, 129 p.
2. Le séjour de trois mois de l’auteure dans la forêt subarctique avec un chasseur nomade de la nation innue paraît être une inspiration pour son écriture. Elle a d’ailleurs écrit et réalisé le film Les filles de Shimun en 1998 qui porte sur la transmission des traditions. Deux filles accompagnent leur père au bord du lac Kukamess où celui-ci a passé une grande partie de sa vie de nomade. Voir http://lauremorali.blogspot.com/p/films.html.