LA MARIOLOGIE DEPUIS LE CONCILE VATICAN II
Louise Melançon, Myriam
Il semble bien que la dévotion à Marie est née dès les origines du christianisme, nourrie par le texte apocryphe Protévangile de Jacques plus que par les textes peu nombreux du Nouveau Testament. Mais le culte plus officiel rendu à Marie s’est développé surtout à partir du VIe siècle, à la fois dans les églises d’Orient et d’Occident.
L’affirmation que Marie était vierge et mère de Dieu (Théotokos) est apparue dans la foulée des conciles christologiques, comme corollaire à la divinité de Jésus, Fils de Dieu. L’Église catholique confirma sa pensée sur Marie à travers les dogmes de l’Immaculée Conception et de l’Assomption.
Avec la Réforme, les églises protestantes apportèrent une vive critique de l’importance donnée à Marie dans la foi et la vie catholiques. Elles jugeaient que cette « inflation » détournait du caractère central de la foi au Christ. Aussi est-ce dans un souci œcuménique que les « Pères » du Concile Vatican II ont été plutôt discrets et retenus au sujet de Marie. C’est dans la Constitution dogmatique sur l’Église (Lumen Gentium), au chapitre 8, que l’on traite de la « Sainte Vierge Marie », de son rôle de Mère de l’Église (Corps du Christ), et qu’en prônant l’unique médiation du Christ pour notre salut l’on attribue à Marie le titre de servante du Seigneur, associée au Seigneur.
L’enseignement des papes
Dans les années qui suivirent le Concile, Paul VI a dû intervenir pour expliquer la mariologie contenue dans les textes conciliaires, et surtout en tirer les conséquences pour la piété et le culte marials. Ce qu’il fit surtout dans son Encyclique Christi Matri (1966) et Marialis cultus (1974). Il a mis en lumière le fait que Marie est notre modèle par sa grande foi.
Par la suite, le pape Jean-Paul II a souvent affiché sa dévotion à Marie, dans ses voyages quand il visitait des lieux de pèlerinage marials. On sait que, dès son jeune âge, il était un fervent du culte à la Vierge noire de Czestochowa. À la suite de l’attentat contre lui, le 13 mai 1981, il y eut plusieurs interventions qui faisaient le lien avec le troisième secret de Fatima. Jean-Paul II lui-même aurait attribué à la Vierge de Fatima le fait qu’il ait survécu. Aussi maintenant, au calendrier liturgique, le 13 mai est la fête de Notre-Dame de Fatima.
Jean-Paul II a fait bien des catéchèses et autres discours sur Marie, mais son écrit principal est l’encyclique Redemptoris Mater, publiée le 25 mars 1987, jour de la fête de l’Annonciation. Cette encyclique se situe tout à fait dans le contexte théologique du chapitre 8 de Lumen Gentium. Non seulement il situe Marie dans le contexte du mystère du Christ et de l’Église, mais il la présente comme modèle de foi, comme l’avait fait Paul VI avant lui :
« Son pèlerinage de foi exceptionnel représente une référence constante pour l’Église, pour chacun individuellement et pour la communauté, pour les peuples et pour les nations, et en un sens pour l’humanité entière. » (Intr. no 6)
Sa compréhension de « mère du rédempteur » consiste à faire de Marie une associée à l’oeuvre du Christ, du fait que Marie eût accepté dans la foi de répondre à la demande de l’Ange, à l’Annonciation : « Le premier moment de la soumission à l’unique médiation “entre Dieu et les hommes” — celle de Jésus-Christ — est l’acceptation de la maternité de la part de la Vierge de Nazareth. Marie consent au choix de Dieu pour devenir, par l’Esprit Saint, la Mère du Fils de Dieu » (no 39). Et il interprète cette réponse de Marie comme essentiellement liée à sa virginité, c’est-à-dire, à son don total à Dieu. Si Marie est associée à son fils dans l’œuvre de rédemption, c’est en vertu de son union au Verbe incarné en elle, non seulement de par sa maternité, mais aussi de par sa virginité comme don total à Dieu.
À la fin de son pontificat, Jean-Paul II a aussi valorisé la dévotion au Rosaire, comme manière concrète de se mettre à l’école de Marie à travers les « mystères joyeux, douloureux, glorieux ». Il est allé jusqu’à ajouter un mystère, le « mystère lumineux » qui vient après les « joyeux ». Puis il a décrété que l’année 2002-2003 soit consacrée au Rosaire.
Benoit XVI à son tour témoigne d’une profonde dévotion à Marie, Mère de l’Église, dans le sillage de Vatican II. Il répète dans plusieurs de ses discours que Marie, de par l’incarnation de Dieu en elle, est mère de l’Église et de tous les humains. Dans un interview, il a dit que Marie « est une expression de la proximité de Dieu ». Mais surtout, ce Pape qui aime faire des relectures bibliques, a souvent mis en lumière la foi de Marie, à partir des grands textes marials, comme la visitation de Marie à Élisabeth, et le Magnificat (homélie de l’Assomption, août 2006) : « Bienheureuse celle qui a cru ! », comme Luc le fait dire à Élisabeth. Et Benoit XVI de continuer :
« Saint Luc fait comprendre que Marie est la véritable Arche de l’Alliance, que le mystère du Temple — la venue de Dieu ici sur terre — s’accomplit en Marie. Dieu habite réellement en Marie… Marie devient sa tente. … L’acte premier et fondamental pour devenir demeure de Dieu… c’est croire, c’est la foi en Dieu, la foi en ce Dieu qui s’est montré en Jésus-Christ… »
Dans un discours pour la fin du mois de Marie, en mai 2008, il reprend la relecture de ce texte biblique. Situant les deux personnages dans leur contexte, « Élisabeth est l’une des nombreuses femmes âgées d’Israël et Marie une jeune fille inconnue d’un village perdu de Galilée. Que peuvent-elles être et que peuvent-elles faire dans un monde où comptent d’autres personnes et pèsent d’autres pouvoirs ? » Mais Marie « voit » avec les yeux de la foi l’œuvre de Dieu dans l’histoire. « Et son Magnificat, après plusieurs siècles et plusieurs millénaires, reste l’interprétation la plus véritable et profonde de l’histoire… »
Critique féministe
L’un des points centraux de la critique féministe par rapport à la dévotion et à la doctrine mariales fut l’utilisation des stéréotypes féminins. La pièce de théâtre Les fées ont soif, en 1978, a été pour le Québec, pour les femmes, et aussi pour les croyantes du Québec, un événement d’exorcisme, de « catharsis » bienfaisante concernant cette prison « idéologique » que sont les stéréotypes de la mère, de la vierge et de la prostituée. Le féminisme refuse ce qui « encadre » les femmes de manière à nier leur liberté de s’accomplir en dehors de la maternité, aussi d’être valorisées comme servantes dans le sens de « secondes » par rapport aux hommes, et surtout qu’on les enferme dans une conception de la virginité opposée à la vie sexuelle tout en les valorisant comme mères ! Une contradiction que l’Église n’arrive pas à lever !
Malgré le changement important que l’on constate dans l’enseignement des papes depuis le Concile, à savoir présenter Marie comme modèle de foi, il n’en reste pas moins que cet enseignement repose encore sur des images du féminin, comme la vierge et la mère, qui sous-tendent leur théologie de l’Incarnation et de l’Église en rapport avec le Christ. Ces images contaminent la doctrine christologique et ecclésiologique.
Beaucoup d’études1 ont montré que le culte marial, au cours des siècles, surtout à partir du Concile d’Éphèse, en 431, où l’on parle de la Théotokos s’est substitué au culte archaïque des déesses-mères, comme dans le culte des vierges noires (appelées Notre-Dame) en Europe. Cette logique imaginaire idéalise le féminin, comme vierge et comme mère, en même temps que la condition sociale des femmes réelles est à l’aune de la soumission, de la violence ou de l’esclavage. En dénonçant cette logique, la première « vague » féministe a passé au crible la mariologie.
La théologie mariale post-Vatican II
Et qu’en est-il du souci œcuménique ? Au Concile, les « Pères » ayant exprimé leur réticence par rapport à une « inflation mariale » ont gagné. Mais le malaise au sujet de Marie continue d’exister de manière latente. Il y eut des essais, dont celui du Groupe des Dombes2, au cours des années 1990 : des prêtres et des pasteurs ont réussi à articuler la foi commune à partir du symbole des Apôtres (ou de Nicée-Constantinople), en situant Marie à sa juste place dans cet ensemble. Marie est une créature de Dieu, elle est la mère de Jésus le Christ, elle est un membre de l’Église et appartient à la communion des saints.
Un événement des années 1990 a mis en avant-scène la mariologie : la condamnation d’un théologien sri lankais, le P. Balasuriya, pour la publication d’un livre sur Marie3 dans la perspective de la théologie de la libération. Il remettait notamment en question la conception du péché originel et ses conséquences sur la mariologie parce que cela appuyait la discrimination à l’égard des femmes. Il réinterprétait le Magnificat à partir de l’option pour la libération des masses opprimées du Tiers-Monde.
Plus récemment, un ouvrage4 a été publié par l’Académie mariale pontificale internationale. II s’enracine dans la plus ancienne tradition de l’Église, mais avec une perspective ouverte et critique,
« (il) montre que, pour être vraiment fidèle à la Tradition de l’Église, cette position forte et essentielle dans la théologie et la spiritualité catholiques, doit être nuancée et qu’elle demande — voire exige — d’être ouverte, d’être en dialogue constructif et sans a priori avec de nouvelles exigences comme l’inculturation, les théologies féministes, et bien sûr, l’œcuménisme. »5
En 2007 a paru un ouvrage imposant6 qui se présente comme un outil de base pour la théologie mariale. On fait remarquer que la mariologie bénéficie des avancées de la théologie contemporaine. Dans cet ouvrage, on soulève entre autres, la question des dévotions populaires, comme étant l’ancrage de la mariologie, tout en nécessitant un bon discernement (ch. 7). Et l’on fait une bonne place à la théologie féministe (ch. 8) qui apporte sa perspective critique sur les représentations de Marie et l’aliénation des femmes véhiculée par l’idéologie patriarcale, y compris dans l’Église.
Relectures féministes
Les théologiennes se sont mises à la tâche de reconstruire la mariologie en fonction des expériences positives des femmes. L’une7, Johnson met de l’avant Myriam de Nazareth comme notre « sœur », entre autres l’identifiant comme un individu et non comme un nom collectif (la Femme). L’autre8, Gebara, resitue Marie dans le contexte des « pauvres » qui était d’ailleurs le sien. Par contre, un livre de l’Américaine Charlene Spretnak9 a, d’une certaine façon, jeté un pavé dans la mare… Elle prend le contrepoids des efforts pour humaniser Marie en proposant la re-découverte du mystère et de la gloire cosmiques de la Reine du Ciel. Son discours est nourri de théologie féministe, de la physique quantique et de la spiritualité de la Déesse. Ce livre provoquant peut nous pousser à approfondir la théologie mariale. Mais je pense que c’est une réaction à une représentation de Dieu au masculin : alors, Marie sert de support à une féminisation de Dieu.10
En conclusion de ce parcours rapide, il faut reconnaître un effort d’équilibre dans les discours sur Marie, à la fois de la part des papes et des théologiens et théologiennes. Mais la question reste complexe. La dévotion mariale demeure très ancrée chez bien des populations catholiques : pensons au culte de Guadalupe au Mexique, ou à Lourdes. Se mêlent bien des superstitions à une foi pourtant remarquable. Mais au fond, la dévotion mariale, n’est-ce pas un besoin tenace de l’humain de se rapprocher du Divin ?