La matérialité de Dieue
Denise Couture, groupe Bonne Nouv’ailes, L’autre Parole
Le corps inclut l’esprit. Lisa Isherwood
Avec le temps, je m’aperçois que les seules vérités qui comptent sont celles qu’on ressent dans son corps.
Maya Ombasic
L’idée que Dieu corresponde à un esprit dénué de matérialité demeure profondément ancrée dans la culture chrétienne de ce temps. Issu de la théologie classique chrétienne, ce Dieu a la vie longue.
Jusqu’à la décennie des années 1960 au Québec, les enfants apprenaient le Petit Catéchisme à l’école et devaient en réciter les articles par cœur. « Qu’est-ce que Dieu ? », demandait l’institutrice, et la classe répliquait : « Dieu est un esprit infiniment parfait. » Et la question s’ensuivait : « Si Dieu est partout, pourquoi ne le voyons-nous pas ? » Les enfants entonnaient : « Nous ne voyons pas Dieu, parce que c’est un pur esprit. »
Née trop tard pour le Petit Catéchisme, j’ai été éduquée à la catéchèse Viens vers le Père. Axée sur la vie d’un Jésus débordant d’amour, la nouvelle catéchèse invitait les enfants à imiter Jésus. Nous apprenions que Dieu, son père, est partout : il sait tout, il voit tout, impossible de lui cacher quoi que ce soit. Je voyais Dieu comme une sorte de grand œil immatériel qui voguait au-dessus de nos vies et qui jugeait chacune des actions.
Je me suis bien esclaffée la première fois que j’ai entendu Richard Desjardins expliquer le christianisme dans son monologue Le sabbatique à travers une image caricaturale de Dieu, mais tellement évocatrice. Il raconte : « Ça commence avec Dieu, splité en trois, avec comme un triangle avec un œil qui flashe là. »
Profondément ancrée en nous et dans la culture qui nous entoure, l’image d’un Dieu qui plane au-dessus de la matière continue d’agir aujourd’hui comme le fondement de hiérarchies qui attribuent plus de valeur à ce qui comporte plus de degrés d’esprit et moins de valeur à ce qui comporte plus de matérialité. Parmi ces entités de moindre valeur, on compte toutes choses matérielles du monde, les plantes et les animaux, mais aussi les femmes, les personnes non blanches, les Autochtones, les minorités sexuelles, les personnes habitant loin de l’Europe ou des États-Unis, des groupes de personnes davantage associées à la matière.
Je comprends une philosophe féministe comme Rosi Braidotti d’opter pour éliminer l’entité Dieu de la pensée philosophique et de la vie personnelle, car avec sa disparition, dit-elle, on fait tomber par effet domino toutes une série de notions délétères pour les femmes, dont les hiérarchies mentionnées et l’idée de vérité absolue.
Des collègues en sciences humaines demandaient à Elisabeth Schüssler Fiorenza, une des mères de la théologie féministe de la seconde vague aux États-Unis, pourquoi elle persistait à œuvrer dans le domaine des études religieuses. Un premier volet de sa réponse était qu’on ne peut abandonner la question de Dieu aux autorités religieuses, sexistes et fondamentalistes, qu’il y a stratégiquement un travail nécessaire à accomplir afin de repenser Dieu selon des perspectives libératrices pour les personnes opprimées.
Je désire suivre ses pas et ceux de la théologienne écoféministe Ivone Gebara, qui prend le temps, dans ses textes, de montrer la nécessité d’opérer un travail de décapage de notre conception spontanée de Dieu, de travailler à la modifier en soi-même, car le passé continue de nous marquer. Il s’agit de libérer Dieu du carcan aussi illusoire que tenace d’être conçu comme un « pur esprit ».
Le corps inclut l’esprit
La théologienne féministe britannique Lisa Isherwood1 propose un renversement de la donne par l’expression Le corps inclut l’esprit. Les écothéologies féministes, tout comme l’ensemble des théologies chrétiennes libérales contemporaines d’ailleurs, concilient la science et la théologie. Elles adoptent la théorie de l’évolution pour laquelle les organismes vivants jusqu’aux humains sont des poussières d’étoiles. Elles considèrent l’intelligence, la créativité ou la conscience animales, dont celles humaines, comme rendues possibles par la matérialité cérébrale : le corps inclut l’esprit.
Selon cette conception contemporaine, une entité « pur esprit », cela n’existe plus en soi. Un Dieu logeant hors de l’univers, hors de la matière, cela n’est plus valide.
Je demeure étonnée de la persistance de l’image du Dieu pur esprit dans la vision spontanée contemporaine des gens. Une idée fort incrustée est que la foi en Dieu implique la foi dans une vie après la mort. Récemment encore, lors d’une fête, une amie de la famille me disait qu’elle ne croyait pas en Dieu parce que, pour elle, nos corps retournaient à la terre après la mort. Résidu de la conception du Dieu « pur esprit », le lien établi entre Dieu et une vie après la mort n’a plus cours en théologie libérale ou féministe, lui répondis-je, car ces théologies assument désormais la théorie de l’évolution. Ma réponse lui parut improbable tant sa conception de Dieu demeurait ancrée.
La vision du Dieu pur esprit a plusieurs effets néfastes. Elle fait entre autres obstacle à une compréhension des conceptions autochtones de la spiritualité jusqu’à les effacer, ces dernières excluant toute dualité entre la matière et l’esprit. De plus, elle donne raison aux dirigeants autoritaires de groupes religieux qui fondent leur pouvoir sur leur connaissance soi-disant spéciale des volontés de ce Dieu, inaccessible autrement.
Pourtant, cela fait bien un siècle, en théologie universitaire chrétienne, qu’un large consensus s’est établi pour cesser de concevoir Dieu comme un être extérieur au monde, muni d’une volonté distincte, voire changeante, capable d’intervenir directement dans l’univers. La grande poussée des théologiens chrétiens des années 1920 et des décennies suivantes, Rudolf Bultmann, Paul Tillich, Karl Rahner et compagnie ont instauré pour de bon en théologie universitaire chrétienne, la perspective panenthéiste.
Le panenthéisme se distingue à la fois du théisme (Dieu en extériorité au monde) et du panthéisme (Dieu identifié au monde). Il signifie que Dieu est le monde (il est la création) et plus que le monde (selon la grammaire chrétienne du passage de la mort à la résurrection, il advient dans l’acte du salut, de libération). Les écothéologies féministes des cinquante dernières années s’inscrivent dans la perspective panenthéiste.
La matérialité de Dieue
À partir de ce point dans ce texte, j’écrirai Dieue avec e, appellation adoptée par la collective L’autre Parole. De la nomination polysémique de la Dieue, je retiens que la voyelle e renvoie avant tout à la posture féministe des énonciatrices. Puisque l’action de penser Dieue loge dans la proximité de celle de penser le mystère de la vie ou le silence infini intérieur, la tâche est à recommencer chaque fois. Nous ne saurions sortir d’un coffret une définition toute prête et disponible pour utilisation. Nous devenons dans l’acte de penser Dieue, toujours à recommencer.
Comment concevoir la matérialité de Dieue ?
L’écothéologienne Sallie McFague a eu une parole forte en ce qui concerne la matérialité de la Dieue chrétienne. Elle a suggéré une dynamique en deux volets, selon la perspective panenthéiste. Elle propose d’abord l’image du monde comme corps de Dieue, une optique qu’elle nomme l’incarnation radicale. Elle suggère ensuite l’image de la Dieue trinitaire comme relations, non des relations de pouvoir sur l’autre, mais des modes de relations de capacitation ou d’empouvoirement (empowerment) qui renforcent les entités dans la capacité d’un agir libérateur. Le lien entre ces deux volets repose, pour elle, sur la multitude matérielle (corps de Dieue) composée d’une multitude de relations complexes. L’écothéologienne dit résumer par cette conception renouvelée plusieurs dimensions de la question classique du Dieu chrétien : création, rédemption et présence/absence de Dieue en chaque moment d’existence.
Les théologiennes féministes chrétiennes ont proposé diverses images de la matérialité de Dieue. Inscrite dans la culture asiatique, Kim Grace Ji-Sun la conçoit comme énergie, comme qi (chi) ; Mercy Amba Oduyoye, dans le contexte africain, la voit comme Vie. Ivone Gebara du Brésil reprend diverses images, elle parle de Dieue comme énergie vitale, comme mystère de la vie et comme relationalité, elle suggère l’image de la zôè-diversité de Dieue qu’elle perçoit dans le grain de riz qui nourrit les femmes appauvries. Marcella Althaus-Reid, autrice d’une théologie queer, invite à réimaginer le corps de Dieue comme la matérialité de l’événement que produit la solidarité entre des personnes qui subissent diversement des exclusions.
Pour revenir au Québec, Monique Dumais avait placé le corps au centre de sa pensée. Elle disait que dans le christianisme, religion de l’incarnation, paradoxalement nous manquons d’incarnation. Elle posait ces questions : comment s’incarner ? Comment concevoir l’incarnation de Dieue ? Comment habiter vraiment nos corps ? Elle comprenait la création comme un mouvement en train de se produire, comme une créativité. Pour elle, il était crucial de mettre en avant la créativité sous tous ses aspects, dont celle de construire de nouvelles visions en théologie féministe ou de s’engager dans de nouveaux modes d’action libérateurs. De même en ce qui concerne l’incarnation, Monique Dumais appelait à une capacité, à une habileté d’incarnation. Dans la lignée où le mot créativité désigne une capacité de création, on peut construire le mot incarnativité pour désigner une capacité d’incarnation. Il s’agit d’un élan vital dans lequel entrer avec créativité.
Il importe de contrer une dimension de la tradition philosophique occidentale, celle de nous avoir retiré l’habileté de penser le corps. Une philosophe qui s’est attelée à cette tâche, Judith Butler, a souligné la difficulté de le faire exprimant comment chaque fois qu’elle s’approchait au plus près de penser le corps ou la matérialité, la pensée avait tendance à bifurquer vers d’autres sujets. Les philosophes féministes
(Jane Bennet, Rosi Braidotti, Judith Butler, Gayatri Spivak, etc.) en sont venues à penser le corps comme une matière jamais séparée de la subjectivité, comme une matérialité intelligente (le corps inclut l’esprit). Les normativités s’incrustent dans le corps. Elles se sédimentent dans la matière corporelle, lieu des oppressions et des résistances aux oppressions, espace de domination et de libération.
Loin de planer au-dessus de la matérialité, Dieue l’habite complètement. Le monde est le corps de Dieue, dit Sallie McFague. Le monde, dont la matérialité de l’humain, est le corps de Dieue. À la collective L’autre Parole, nous l’avons appelée la Sagesse incarnée, pleinement incarnée dans les corps et dans les actions des femmes. Nous avons également nommé la matérialité de Dieue : Christa. Elle manifeste l’incarnativité (la capacité d’incarnation).
Sur le plan personnel, l’image de Christa me parle particulièrement. Il m’arrive de prononcer spontanément son nom lorsque je perçois une intensité dans le moment présent. L’image trinitaire de Christa comporte : la Christa cosmique, elle est le cosmos ; la Christa libératrice, elle loge dans l’événement pascal du passage de la mort à la vie, vécue toujours à nouveau dans chaque existence ; la Christa inspiratrice, elle est le souffle de l’élan vital en chacune à chaque moment. Nous sommes Christa, avions-nous découvert lors d’un colloque de L’autre Parole.
1 Pour les références, voir la bibliographie à la fin du texte.
Les images proposées par les penseuses féministes invitent chacune à travailler sa propre imagination et sa propre expérience de la matérialité de Dieue.
Bibliographie
L’AUTRE PAROLE, La Sagesse incarnée, numéro 150, 2019-2020. L’AUTRE PAROLE, Christa en devenir, numéro 76, 1998.
Judith BUTLER, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », traduit de
l’américain par Charlotte Nordmann, Paris, Amsterdam, 2009 (1993).
Monique DUMAIS, « Dieu selon des perspectives écoféministes », dans Camil MÉNARD et Florent VILLENEUVE (dir.), Dire dieu aujourd’hui, Montréal, Fides, 1994, p. 49-61.
Ivone GEBARA, Longing for Running Waters. Ecofeminism and Liberation, Minneapolis, Fortress Press, 1999.
Lisa ISHERWOOD et Elizabeth STUART, Introducing Body Theology, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1998.
Grace Ji-Sun KIM, The Holy Spirit, Chi, and the Other. A Model of Global and Intercultural Pneumatology, New York, Palgrave MacMillan, 2011.
Sallie MCFAGUE, « Reimagining the Triune God for a Time of Global Climate Change », dans Grace Ji-Sun KIM et Hilda P. KOSTER (dir.), Planetary Solidarity, Global Women’s Voices on Christian Doctrine and Climate Justice, Minneapolis, Fortress Press, 2017, p. 101-118.
Sallie MCFAGUE, The Body of God. An Ecological Theology, Minneapolis, Fortress Press, 1993.