LA PLACE DE LA FEMME DANS LE RÉCIT DE LA CRÉATION (GENÈSE 2)
Lydwine Olivier*
L’objet de cet article est de réfléchir à la place que tient la femme dans ce qu’on appelle communément le récit de la création d’Adam et Ève. La question que je voudrais poser au texte est la suivante : la femme est-elle la compagne de l’homme, ou la métaphore de l’autre, cette aide devant l’humain que Dieu décide de proposer à l’humain, dans toute sa singularité irréductible? Ou, dit autrement, comment le chapitre 2 de la Genèse aborde-t-il la question de la femme?
Cet article vise à montrer qu’il est possible de lire différemment ce récit si connu qu’il est souvent caricaturé. Cette lecture permet de soutenir que la femme représente l’altérité à égalité, une différence irréductible qui ne se soutient d’aucune notion d’infériorité, et sans laquelle l’humain ne peut vivre. Cette altérité à égalité est présente avant même que celle-ci ne devienne une femme devant un homme. Pour me suivre, je vous suggère de prendre une Bible1, et de nous retrouver au Chapitre 2 (versets 4-25) de la Genèse, que je vous propose de lire avant de poursuivre la lecture de cet article.
La femme symbole d’altérité
Ce qu’on appelle communément le second récit de la création met en scène la différenciation sexuelle de l’humain. Au départ, l’humain est créé indifférencié (v.7). Le texte parle de l’adam, mot dérivé de adamah, qui signifie « terre », ce matériau à partir duquel la vie peut émerger. L’adam est donc le terreux, celui qui vient de la terre, celui que Dieu modèle à partir du sol avec une demande précise : que l’humain serve la terre (v.5). Une fois que l’humain s’est installé2 dans le jardin (v.15), Dieu constate qu’il n’est pas bon qu’il soit « pour lui-même » (v.18). Cette expression littérale de l’hébreu exprime la solitude, mais l’autre versant de cette expression dit aussi l’enfermement auquel peut conduire le narcissisme, quand être pour soi ne laisse plus de place à l’autre. C’est donc pour contrer cette solitude que Dieu crée encore une fois. Mais les animaux qu’il va modeler, là encore à partir du sol, ne vont pas réussir à devenir une aide-devant-l’humain3 comme il l’espérait (v. 19-20). Alors Dieu se met à nouveau au travail, car, si l’humain ne réagit pas, qui va servir la terre ?
Le projet de créer une femme est une réponse à une « aide-devant-l’humain ». Il n’est pas encore question d’homme, ni de compagne pour l’homme. Pourtant, les traductions peuvent le laisser croire. En effet, la plupart des Bibles traduisent adam par « homme ». Ainsi, on va souvent lire : « il n’est pas bon que l’homme soit seul »4, là où le texte dit : « il n’est pas bon que l’humain (adam) soit seul ». À ce stade du récit, l’humain est donc encore une entité sexuellement indifférenciée. Quant à la femme, elle est appelée à jouer un rôle qui prend son origine dans la différence. Elle représente un symbole d’altérité, et représente l’autre de l’humain, « l’aide-devant-lui », l’autre en face qui rompt l’isolement et empêche le risque d’un narcissisme mortifère.
Dieu cherchant à faire réagir l’humain, décide au verset 21 de faire en sorte qu’un lourd sommeil tombe sur l’humain. Une fois l’humain endormi, les traductions nous disent habituellement que Dieu « prit une de ses côtes, et referma la chair à sa place. L’Éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise de l’homme »5. Mais le texte hébreu ne dit pas tout à fait cela. À cet endroit, il n’est pas encore question de l’homme : Dieu agit sur l’humain (adam). De plus, le texte hébreu ne parle pas de former (modeler), mais de « bâtir » une femme. Pour la femme, Dieu a changé de procédé : il bâtit, comme les Hébreux ont bâti leur temple et l’arche. Et le mot « côté » (qui est souvent traduit par le mot « côte ») est le même mot utilisé en hébreu pour ces endroits sacrés. La place de la femme, comme altérité en face de l’humain, serait-elle sacrée?
Le langage comme structuration de la sexualité
Si l’humain n’est pas homme dès le début de sa création, quand le devient-il? C’est au verset 23 que le processus de sexuation intervient, en reconnaissant la femme devant lui. À ce moment, l’humain parle. Si on avait appris au verset 20 par le narrateur que l’humain avait nommé tous les animaux, on ne l’avait pas encore entendu parler. En voyant la femme, l’humain s’exclame : « Celle-ci cette fois os de mes os, chair de ma chair. » La relation, qui a commencé avec l’avancée de la femme vers l’humain, structure son langage. L’autre advient, et la relation devient. Ainsi, ce n’est pas tant d’où vient la femme qui fait réagir l’humain, mais le face-à-face. Ses paroles sont un cri de re-connaissance. Cri du cœur de l’humain, de son intelligence, ouvrant l’accès à toujours plus, vers soi et vers l’autre. La parole émerge comme révélateur d’un manque qui ne se lit qu’après coup. Lui, qui ne peut pourtant le savoir, reconnaît du tréfonds de son être le pareil-que-lui-en-l’autre.6
À ce moment, l’humain sort du pour lui-même. La parole de l’humain reconnaissant l’autre-devant-lui comme chair de sa chair et os de ses os devient le lieu même du processus de différenciation de l’humain, chemin de sexuation. Car c’est en la reconnaissant qu’il se re-connaît, comme même, et pourtant autre. La femme s’est avancée, l’humain l’a reconnue. De cet accueil réciproque, qui prend corps dans le langage, émerge le sujet-homme et le sujet-femme sexués, signifiés par les mots homme (ish) et femme (ishsha). C’est de cette reconnaissance que l’homme advient et que la femme devient. C’est exactement à cet instant que l’humain prend son essor, comme humanité sexuée, différenciée, dont la femme représente l’altérité irréductible.
Lu de cette façon, le texte ne permet pas d’affirmer une quelconque hiérarchie entre l’homme et la femme, ni de soutenir que l’homme serait supérieur à la femme. L’un n’existe tout simplement pas sans l’autre. Ce qui est vrai pour l’homme est vrai pour la femme, puisqu’elle n’accède elle aussi au statut d’être sexué que dans la reconnaissance par cet autre qu’est l’humain en train lui-même de devenir homme. L’un (la femme) ne devient signifiant à l’autre — et le signifiant de l’autre (l’homme) — que parce que cet autre l’a reconnu. C’est dans ce rapport de signifiance que chacun peut se déployer. Ainsi, le verset 23a devient un vibrant plaidoyer à reconnaître l’autre pour que chacun existe pleinement, et s’assurer que l’autre reste autre pour que la vie perdure et s’enrichisse. Le texte nous montre comment, en se révélant, l’autre permet de se révéler à soi-même. En cela, le texte énonce une vérité fondamentale : on n’advient à son identité que dans l’altérité.
Pour renforcer cette notion d’égalité, signalons un détail intéressant : le mot femme en hébreu (ishsha), n’a pas la même source étymologique que le mot homme (ish), mais vient du mot anash, qui a donné le mot « humanité » (enosh) et qui signifie « fragile, faible »7. Il est intéressant de relever que, même étymologiquement, on ne peut pas affirmer que la femme vient de l’homme! La femme tire son origine de la même source que l’humanité… quelque chose de fragile. Le lecteur ou la lectrice qui connaît l’hébreu est ainsi subtilement averti de se méfier des ressemblances qui pourraient absorber l’autre. Au contraire, les mots instaurent une distance, subtile, mais fondamentale, creuset de la différence.
Cette égalité structurelle est renforcée par un autre détail. Littéralement, le texte hébreu dit au verset 23 : Pour celle-ci, on l’appellera femme (ishsha), parce que de l’homme (ish) elle a été prise. Le terme « pour celle-ci » est difficile à traduire, les traductions ont donc tendance à ne pas en tenir compte, estimant le terme redondant avec le mot femme qui vient tout de suite après. Pourtant, cette expression n’est pas neutre. Elle indique que c’est « pour elle » qu’elle sera appelée femme. Pour personne d’autre, donc pas pour l’homme non plus. Mais on pourrait aussi avancer que ce « pour elle-même » énonce une réalité à venir : celle des autres femmes, un « pour elle-même » en résonance future avec la collectivité des autres femmes en devenir.
La sexualité comme creuset de la subjectivité
Revenons au texte. Le mot « homme » (ish) apparaît pour la première fois dans la seconde partie du verset 23, quand se produit le passage à la différenciation sexuelle. « On l’appellera femme parce qu’elle a été prise de l’homme (ish) », dit la Bible Segond, ou, si l’on suit au plus près le texte hébreu : « Pour celle-ci, elle sera appelée femme parce que de l’homme (ish) celle-ci a été prise. » Toutes les traductions et tous les commentaires sont unanimes pour dire que c’est l’humain qui prononce cette phrase, dans la foulée de son exclamation : « Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair »8. Ce choix herméneutique est fondé sur la structure poétique du texte, rythmé à la fois par le démonstratif féminin repris trois fois, la symétrie des mots homme et femme, et celle des mots « os de mes os, chair de ma chair ».
Pourtant, si l’on suit de près la structure syntaxique et grammaticale, le texte permet de proposer une autre traduction, dont la conséquence est de détacher cette phrase du discours de l’humain, pour la rattacher au commentaire narratif du verset 24. Ce qui donne le paragraphe suivant (v.23b-24): « C’est pour cela qu’un homme abandonnera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme; ils deviendront une seule chair. » Pour motiver ce choix de traduction, et sans entrer dans des détails compliqués de structure syntaxique, disons que la seconde partie du verset 23 est introduite par une nouvelle forme verbale, dont la fonction est de faire office de coupure. Cette rupture syntaxique permet de proposer d’arrêter la fin du discours de l’humain à cet endroit, pour en faire le début du commentaire narratif que tous les commentaires et traductions font débuter au verset 24. En reliant ainsi la fin du verset 23 avec le verset 24, on trouve une unité dont le sujet est l’homme (ish), alors qu’au verset 23a et au verset 25, c’est l’humain (adam) qui est le sujet grammatical. Il y a donc une logique à proposer cet ensemble comme commentaire narratif.
L’intérêt de cette traduction, pour le moins en rupture avec une tradition plusieurs fois millénaire, résout l’incongruité apparente du commentaire narratif qu’est le verset 24 : « C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviendront une seule chair. »9 Une fois rattaché à la fin du verset 23, le commentaire narratif énonce une réalité à venir. Quitter ses parents, quand on est un homme, comme pour les parents quitter leur enfant, est une dépossession mutuelle nécessaire à l’épanouissement de l’individu, et du couple ainsi nouvellement formé en vue de son devenir : une famille. Par ailleurs, ce choix de traduction met le narrateur en position d’observateur dans l’après-coup de ce que cette rencontre a produit, le plaçant à l’extérieur de l’événement, créant ainsi une distance judicieuse. C’est lui qui évalue ce qui se passe, qui le commente. Or qu’est-ce que l’altérité, sinon un regard autre, distant, introduisant le temps et l’espace? La posture que tient le narrateur ici est une posture d’entité tierce, capable de donner sens à un événement.
Conclusion : Un texte plus féministe qu’il n’y parait
Si l’on considère ces quelques points, on peut avancer que, selon la perspective particulière que je propose ici, le récit de Genèse 2 ne postule pas la supériorité de l’homme sur la femme, contrairement à ce que les traductions et les commentaires de ce récit ont traditionnellement laissé entendre. Pas plus d’ailleurs qu’il ne postule celle de la femme sur l’homme. En fait, une lecture attentive du texte hébreu, de sa grammaire et de sa syntaxe, permet de proposer une herméneutique d’égalité entre les hommes et les femmes, dans la différence comme source de la subjectivité. L’humain (adam), cette création de Dieu indifférenciée sexuellement, devient le creuset du masculin, et la femme le symbole de l’altérité, creuset du féminin que seule la rencontre et une re-connaissance peut faire advenir. Dans le texte, la femme représente un lieu absolu d’altérité, une différence irréductible pour l’humanité, et non une autre-subalterne de l’homme. Elle postule un lieu originel de la différence. Mais ce lieu-femme contient potentiellement un lieu de subversion – que le mot hébreu « devant » signale – si le texte est lu comme instaurant ontologiquement l’autre comme inférieur à l’homme. À ce moment-là, la « femme-aide-devant-l’homme » devient ce « lieu-autre », susceptible d’ouvrir à la subversion.