La prostitution et le travail du sexe une double éthique?
On a souvent entendu parler de la prostitution comme « le plus vieux métier du monde ». Aujourd’hui, il est de plus en plus question du « travail du sexe » pour identifier tout service sexuel qui rapporte de l’argent. Malgré les apparences, on est ainsi renvoyé à des contextes différents pour une même réalité à savoir : faire commerce de son corps dans la sexualité.
1. Les « travailleuses du sexe » et le mouvement des femmes.
Le mouvement des femmes, depuis les années 1970, a mis de l’avant la lutte contre tout ce qui opprimait les femmes, dans le monde du travail comme dans celui de la vie domestique ou privée : la prostitution en faisait naturellement partie. Récemment, au Québec en particulier, à l’occasion de la Marche mondiale des femmes de l’an 2000, des divergences de vue sont apparues, à l’intérieur même du mouvement des femmes, au sujet de la pertinence d’inclure le travail du sexe dans les situations de violence ou d’oppression sexuelle dénoncées par la Marche. Discussions et échanges ont montré non seulement la division ou le pluralisme dans la réflexion féministe sur ce sujet mais aussi la complexité de la question.
Aux États-Unis, autour de 1973, une prostituée met sur pied une organisation nommée COYOTE Call Off Your Old Tired Ethics. Un nouvel enjeu va alors se présenter. C’est l’arrivée de la question raciste puisque de plus en plus de Noires essaient de s’intégrer. En 1975, en France, par suite de meurtres dans le milieu, des prostituées occupent des églises à Lyon et constituent un groupe de défense réclamant le libre exercice de leur profession, des avantages fiscaux, le choix d’un médecin pour leurs examens de santé et autres mesures sociales pour elles et leurs enfants.
Pour ce qui est du contexte canadien, c’est dans les années 1980 qu’apparaissent des mouvements semblables. Ainsi naquit le CORP Canadian Organization for the Rights of Prostitutes. En 1985, lors de la Journée internationale des femmes à Toronto, il y eut des accrochages entre des féministes et des représentantes du CORP. Suivirent des rencontres, des comités, et finalement un Congrès d’où est sorti le livre : GOOD GIRLS/BAD GIRLS qui rend compte de la division entre les féministes concernant la réalité de la prostitution (et aussi de la pornographie d’ailleurs).
2. Questionnement éthique
La prostitution et le travail du sexe sont-ils une même réalité? Doit-on juger de l’une et de l’autre avec les mêmes critères? Y aurait-il une double éthique? Celle qui évalue la prostitution comme un mal, une oppression, une situation de violence faite au corps des femmes (ou des personnes), un contrôle abusif de leur sexualité? Et l’autre qui considère le travail du sexe comme une situation de travail légitime réclamant le respect des droits, la non-discrimination ou la justice?
Il m’apparaît que nous ne sommes pas devant deux réalités complètement différentes. Même si une femme dit choisir le travail du sexe pour « gagner sa vie », il reste que, historiquement, des femmes ont été contraintes à la prostitution, comme d’autres l’étaient, pendant longtemps et le sont encore, dans le mariage, dans bien des sociétés de notre planète. Autrement dit, la prostitution est une institution des patriarcats qui font des femmes les servantes des besoins des hommes, qu’ils soient d’ordre domestique, conjugal, familial ou sexuel… Situation analogue à l’esclavage. Encore aujourd’hui, on ne peut oublier la réalité envahissante et inacceptable de la prostitution juvénile, particulièrement féminine, tout autant que les nouvelles formes de « traite des blanches » dans cette industrie d’une main d’oeuvre venant des pays de l’Est ou des pays asiatiques et qu’on oriente dans les couloirs de la prostitution. Il s’agit d’une réalité indigne pour des êtres humains.
Aujourd’hui, le fait de considérer comme un « travail » l’utilisation de son corps pour rendre un service sexuel, amène à évaluer cette situation selon les droits de la personne : on peut réclamer de pouvoir exercer son métier dans des conditions sans risque pour sa santé ou selon la justice. On pourrait dire alors que , selon la morale, il s’agit d’un moindre mal, à la fois pour résoudre le dilemme que représente le choix d’un individu par rapport à une réalité par ailleurs jugée inacceptable objectivement, à la fois pour l’individu (homme ou femme) qui doit gagner sa vie de cette manière parce qu’il ne le peut autrement, à la fois pour accepter que les individus (hommes et femmes) aient droit à un service sexuel dans certaines circonstances, compte tenu de la condition fragile, limitée des humains. Une argumentation semblable à celle que j’ai pu soutenir concernant l’avortement, par exemple, et comme on l’a fait, au cours des siècles même dans les Églises ou les religions, d’ailleurs patriarcales, qui estimaient comme un moindre mal l’existence « des maisons closes » mais en stigmatisant la femme prostituée plutôt que les hommes qui la soutenaient.
Mais je ne crois pas raisonnable, ni sain d’avoir une double éthique. Cela voudrait dire qu’on accepte, d’une part, que la prostitution est un mal en tant que les femmes sont contrôlées, obligées, contraintes, que c’est uniquement l’oppression des femmes qui est un mal et non l’usage de la sexualité comme monnaie d’échange. D’autre part, le « travail du sexe » serait un bien en autant qu’il se fait dans des conditions justes, sans trop de risques, comme pour n’importe quel travail, admettant donc que l’utilisation de son corps, de sa sexualité, ne relève que de la volonté personnelle d’un individu. Parler d’éthique, pour moi, veut dire autre chose que la loi, la réglementation pour le bon ordre social. L’éthique concerne la signification de l’humain, de son devenir, de ses actions. Et la sexualité, l’usage de la sexualité, n’échappe pas à l’éthique : en même temps que dans le concret, il est laissé à la conscience personnelle éclairée de juger de la moralité de ses actions.
3. Libération sexuelle et prostitution
La discussion entre féministes opposées à la prostitution et celles qui trouvent légitime de faire commerce de leur corps fait apparaître la question de la libération sexuelle. Si la libération sexuelle implique que la sexualité soit finalement en dehors du champ éthique, il s’agit alors d’une position amorale. Pourquoi la sexualité serait-elle exempte de jugement éthique ? Que l’on souhaite dénoncer une morale autoritaire, puritaine, idéaliste, j’en suis. Mais je ne vois pas comment l’exercice de la sexualité serait exempt de critères moraux en tant que porteuse de sens pour l’être humain. Ici, je ne parle pas de morale religieuse.
Le sens de la sexualité humaine relève des relations entre des personnes qui sont des sujets en tant qu’êtres à la fois corporels et spirituels. Mon corps n’est pas un objet que je puis contrôler moi-même: il est avant tout l’incarnation de mon être spirituel, c’est-à-dire capable de connaître, d’aimer, de créer, d’agir librement. Le corps n’est pas qu’instrument monnayable, la sexualité non plus en tant qu’elle renvoie aux relations personnelles les plus intimes.
Pour moi, la libération sexuelle réagissait à une morale étroite, négative, obsessive. Mais elle n’était pas pour autant pure licence sexuelle. Elle pouvait faire en sorte qu’il y ait une morale plus personnelle, plus intériorisée, plus respectueuse et aussi plus égalitaire entre les femmes et les hommes. Mais on sait que le vécu humain n’est pas toujours à la hauteur de ce qu’il vise. C’est ainsi qu’il y a nécessité d’une morale du « moindre mal » sans pour autant proposer comme un bien ce qui reste un mal.
Faire commerce de son corps et de la sexualité reste pour moi un mal qu’il faut tendre à éviter.
Louise Melançon, Myriam