LA PROSTITUTION: un métier comme un autre?

LA PROSTITUTION: un métier comme un autre?

Yolande Geadah, VLB éditeur 2003, 297p. par Louise Melançon, Myria

Ce livre qui vient de paraître est un ouvrage très précieux dans le débat actuel sur la prostitution. Son auteure le présente d’ailleurs comme le fruit de son engagement dans la Marche mondiale des femmes de l’an 2000 (p. 11). Son projet m’est d’autant plus  sympathique, que j’ai déjà moi-même produit un livre sur la dure réalité de l’avortement, dans une démarche de solidarité avec les femmes. Et je suis touchée par sa dédicace, ce qui m’amène à la citer: “Je dédie ce livre à tous les jeunes, en leur souhaitant une vie sexuelle épanouie, qui ne réduise pas le corps humain à une marchandise.”

I. Dans cet ouvrage, l’auteure  situe le débat actuel “dans le contexte plus large de la mondialisation du proxénétisme international, qui englobe et dépasse les réalités locales et régionales ” ( p. 13 ) . Elle présente son étude en quatre (4) parties :

1. Dans la première partie, elle apporte d’abord ( ch.1) une réflexion critique sur le slogan ou adage “ le plus vieux métier du monde” qu’on attribue à la prostitution, dénonçant ainsi le fatalisme qu’il suppose. Elle s’emploie aussi à contrer l’image idyllique de ce phénomène que transmettent certaines personnes. Elle le fait en montrant l’existence de liens très étroits entre la prostitution et le trafic sexuel ( ch. 2). Cette réalité prolifère, au niveau mondial, sous diverses formes selon les pays et les régions, en corollaire avec les conflits armés, accompagnant les camps de réfugiés, florissant avec le tourisme sexuel. C’est un système d’esclavage international.

2. Dans une deuxième partie, l’auteure situe le débat actuel et ses enjeux. Dans un aperçu historique ( ch. 3 ) elle nous fait voir les différences qui existent entre le  débat actuel et celui qui est né au cours du 19e siècle . Il s’agit toujours de deux courants opposés : les abolitionnistes et les réglementaristes. Chez les réglementaristes, les arguments changent en fonction de l’évolution de la réalité sociale. Chez les féministes, surtout depuis la moitié du 20e siècle, on se range habituellement du côté abolitionniste au nom de la libération des femmes. Dans les années 1990, le débat s’étend au plan international (ch.4) avec deux coalitions, la CATW (Coalition Against Trafficking in Women) et la GAATW ( Global Alliance Against Trafficking in Women). La première présente une position néo-abolitionniste,  la seconde, une position néo-réglementariste. Celle-ci, formée entre autres de groupes de prostituées, préconisant  la prostitution comme un “travail” légitime, a donné naissance en Europe, en Amérique et  en Asie à plusieurs associations de “travailleuses du sexe” qui réclament leurs droits. En corollaire, on voit apparaître, dans les textes produits  lors des Conférences de l’ONU, le terme de “prostitution forcée” (Nairobi, Pékin).  L’auteure termine ce chapitre en affirmant que le courant a une façon démagogique de dénigrer le courant en lui attribuant une vision morale puritaine dépassée. Dans les trois chapitres suivants,  Madame Geadah discute des questions théoriques qui sont en jeu dans le débat actuel. ( J’y reviendrai plus loin)

 3. En troisième partie, notre auteure revient à la situation de la prostitution  au Québec et au Canada. Elle décrit d’abord (ch. 8 ) le contexte de la prostitution au Québec, à partir du quartier Red Light de Montréal, fin du 19e siècle, jusqu’à son profil actuel. Elle nous informe ensuite de  sa position par rapport au cadre juridique canadien, en citant  en particulier le cas de la “danse-contact”, qui a constitué le contexte du débat tel qu’il a émergé chez nous à travers trois moments forts: un colloque à l’UQAM, en septembre 1996, le projet de la Ville de Montréal de déjudiciariser (printemps 2000), et la controverse au sein du mouvement féministe née, à l’occasion de la Marche des femmes, et qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. Au ch. 9, Geadah brosse rapidement la situation du trafic sexuel au Canada, nous reliant ainsi au contexte mondial.

 4. La quatrième partie nous fait entrer dans le questionnement des solutions tentées par différents pays. Quels sont les impacts sociaux de la légalisation ? (ch. 10 ) Pour ce qui est de l’Australie, de l’Allemagne et les Pays-Bas, il ressort que la situation des prostituées n’a pas beaucoup changée. La reconnaissance de la prostitution comme un “travail” continue de servir des intérêts particuliers plutôt que d’améliorer la condition des femmes. Le ch. 11 situe la question dans le contexte du Tiers-Monde, comme les pays sud-asiatiques. Là aussi, la reconnaissance de la prostitution comme un “travail” ne protège pas les femmes prostituées. Geadah amène ici une comparaison avec le cas de l’excision en Égypte où des discours, similaires à ceux de la légalisation de la prostitution, aboutissent à la même réalité: les mutilations sexuelles sont réduites à un choix individuel et à une question sanitaire, sans tenir compte des séquelles graves qu’elles entraînent pour des fillettes et des femmes dans le monde. Finalement, l’auteure présente  le cas de la Suède qui a choisi la voie de la responsabilisation, avec une loi qui criminalise ceux qui achètent des services sexuels. Ce pays, qui est allé très loin dans la reconnaissance des libertés sexuelles, en est venu à  prendre conscience “que ce qui découlait de la pornographie était moins la joie du sexe que des pratiques inhumaines et inacceptables à l’égard des femmes.” (p. 256 ) Geadah considère que la loi suédoise, sans être parfaite, va dans la bonne direction, en favorisant la diminution de la violence contre les prostituées, en aidant les femmes à en sortir, en prévenant l’expansion de la prostitution et du trafic sexuel. Un travail semblable est en cours au niveau de l’Union européenne. Quant à l’exploitation sexuelle des enfants, tous les pays s’entendent pour la freiner.  Geadah fait remarquer que cette exploitation des enfants est la pointe extrême du système prostitutionnel: …  « il faut se demander sérieusement s’il est possible de lutter efficacement contre la prostitution des mineurs tout en considérant celle des adultes comme une activité économique légitime » (p. 271 ).

II. Je reviens sur les questions théoriques du débat telles que traitées par Yolande Geadah aux ch. 5, 6, 7.

1. La base théorique du nouveau courant féministe qui considère la prostitution comme un travail relève du postmodernisme , courant de pensée dans le champ des sciences humaines et sociales, qui non seulement remet en question la hiérarchie des valeurs mais la notion même de “valeur”… Alors, si tout se vaut, les “valeurs” ne peuvent intervenir dans les choix politiques ou autres. En conséquence, la prostitution n’est ni violence, ni exploitation sexuelle, sauf si elle est forcée. Geadah fait remarquer que l’approche postmoderniste est de plus en plus critiquée car, de par son relativisme, elle mène à une fragmentation de la réalité, faisant perdre de vue la globalité de la société, favorisant ainsi son éclatement ou sa désorganisation. (p. 104 )

2. Le concept de “travail du sexe” met l’accent sur la dimension économique de la prostitution; mais des études de sociologues et d’anthropologues féministes y voient d’autres dimensions. D’abord, le continuum dans l’échange sexuel rémunéré, allant du mariage à la prostitution: ici, des exemples sont tirés des sociétés africaines où des femmes offrent des services sexuels pour subvenir à leurs besoins matériels. Par exemple, la dot, lors d’un mariage, est considérée comme le prix de l’épouse. Il y a aussi à distinguer entre la sexualité reproductive et celle qui est centrée sur le plaisir: les femmes auraient été domestiquées par la hiérarchie morale de ces deux formes de sexualité, renonçant à leur propre désir pour accepter la sexualité de l’homme orientée vers la reproduction. À cet égard, l’homosexualité et la prostitution seraient des pratiques de résistance. Il en est ainsi de ce que l’on nomme “le stigmate de pute” qui renvoie au clivage des femmes honorables et des femmes prostituées. Même si les “putes” désignent les prostituées, toutes les femmes sont menacées d’être stigmatisées ainsi, dès qu’elles résistent à la morale qui a servi à les domestiquer.

Le courant “pro-travail du sexe” récupère tous ces éléments et s’en sert pour promouvoir l’idée de la prostitution comme un travail, comme un droit et comme une émancipation pour des femmes qui en font le choix. (p. 112-117 )

3. Notre auteure répond à ces arguments (ch. 6) . Elle dénonce d’abord la fausse analogie entre prostitution et mariage qui  réduit le rôle des femmes à leur sexe, ce que le mouvement féministe moderne  conteste. Cela fait étrange de voir utiliser cette analogie aujourd’hui, non pour critiquer la subordination des femmes dans le mariage, mais pour banaliser la prostitution. Cette analogie, soutenue par Simone de Beauvoir elle-même, n’a plus son sens dans nos sociétés occidentales , après la révolution sexuelle et l’accessibilité des femmes aux moyens de contraception. Dans le mariage, l’échange sexuel n’est pas réduit à une transaction économique, mais se situe à l’intérieur d’une relation plus large. Au contraire, c’est dans la prostitution que les hommes retrouvent l’intérêt de répondre à leurs fantasmes sexuels avec des femmes traitées comme une marchandise, en dehors de relations.

Pour ce qui est du parallèle entre travail et prostitution, l’auteure rappelle que déjà à la fin du 19e siècle, Marx écrivait: “ La prostitution n’est qu’une expression particulière de la prostitution générale du travailleur”. (p. 123) Mais les pro-travail du sexe, contrairement à Marx, ne voient pas là de l’aliénation… mais au contraire entretiennent l’illusion que le travail du sexe l’éliminera.

En plaçant sur le même pied , dans la ligne postmoderniste, celles qui sont forcées par la violence ou la misère à se prostituer, et celles qui ne le seraient pas, on laisse croire à une symétrie ou un équilibre entre ces deux groupes. Et dans la poursuite de la même logique, la société n’aurait pas à légiférer sur quoi que ce soit  pour respecter les droits de certains groupes ou individus….Mais c’est en même temps  au détriment de la liberté d’autres individus ou groupes qui sont contraints.

Celles qui parlent d’émancipation et d’”empowerment” dans leur expérience de “travail du sexe” sont souvent des femmes assez instruites et qui font cette expérience de manière provisoire, avec la liberté d’y entrer et d’en sortir, ce qui n’est pas le cas de celles qui sont aux prises avec cet engrenage. Aussi, comme l’écrit Geadah : “Il convient de distinguer entre, d’une part, les intérêts pratiques, individuels et à court terme, d’un petit nombre de femmes et, d’autre part, les intérêts stratégiques de l’ensemble des femmes, prostituées et non prostituées, à long terme”. ( p. 130)

Madame Geadah considère même très discutable ce qu’elle appelle “la récupération des luttes féministes” par les “pro-travail du sexe”, à savoir le rapprochement qu’elles font entre les luttes pour la reconnaissance de l’homosexualité et pour le choix de l’avortement avec le libre choix de la prostitution. Il lui apparaît même comme une supercherie intellectuelle que d’utiliser en faveur du “travail du sexe”. Parler de ne tient pas., “car ce prétendu droit aurait pour corollaire le droit des hommes d’avoir accès à la prostituée en tant que clients ou proxénètes”. (p. 133)

De même, l’argument qui prétend qu’il faut distinguer entre la prostitution et le trafic humain ne tient pas non plus, c’est contraire à la réalité. En comparant la prostitution à un iceberg on peut dire que  la pointe qui brille au soleil repose sur l’immense masse qui est au fond des eaux et qu’on ne voit pas. Le système prostitutionnel est un ensemble dont les éléments ne peuvent être dissociés et qui se renforcent mutuellement. (p. 136)

4. Dans un 7e chapitre, Geadah prolonge sa réflexion pour soutenir que le travail du sexe n’est “ni un métier ni un commerce comme un autre” (pp. 139-166). Elle nous indique, comme source principale, Kathleen Barry, sociologue américaine ( Female Sexual Slavery, 1979, The Prostitution of Sexuality, 1995). Cette auteure établit des liens entre la pornographie et la prostitution: l’une et l’autre sont des formes de domination sexuelle des femmes et de violence à leur endroit. Cette thèse est contestée par un mouvement féministe libéral qui y voit plutôt une forme de liberté d’expression à protéger. Pourtant, le développement de la pornographie à la télévision, sur video et Internet, transmet de plus en plus de mises en situation provocantes, dégradantes, violentes, en plus de véhiculer la pédophilie sur le plan mondial. Aussi K. Barry parle –t– elle de “prostitution de la sexualité” (p. 142). Toute l’industrie du sexe est liée au tourisme sexuel, au trafic sexuel comme à la prostitution. Alors qu’on a banalisé la pornographie, des études montrent pourtant qu’elle a contribué “à l’augmentation de la violence sexuelle et à l’exploitation sexuelle des enfants et qu’elle influe sur les rapports hommes/femmes en général.” (p. 144) Des recherches en montrent aussi les effets négatifs sur la sexualité des hommes. Finalement, toute l’industrie du sexe se situe aux antipodes des objectifs du mouvement de libération sexuelle des années soixante. Alors qu’on voulait affranchir les femmes et les hommes des normes sociales et morales trop restrictives, on a pratiquement réduit le sens de la libération sexuelle au seul fait “d’outrepasser les normes sexuelles masculines traditionnelles, pour les remplacer par des normes modernes masculines publiques, réduisant les femmes au sexe.” (Barry, citée p. 146) Et selon K. Barry toujours, il se produit ainsi une déshumanisation de l’expérience sexuelle à travers la prostitution: par la distanciation que les femmes prostituées font entre leur identité et leur activité sexuelle, par le désengagement, ou une distance émotionnelle, par la dissociation nécessaire pour répondre à diverses demandes, surtout dans le cas où leurs émotions sont sollicitées, et enfin par la désincorporation quand elles doivent, par exemple, feindre ou exprimer de la jouissance. Il y a même des parallèles avec le viol: “Mon corps est là, mais moi, je ne suis pas là”, disent des victimes de viol., et aussi des prostituées.  Mais dans le système prostitutionnel, il n’y a pas que des clients et des femmes prostituées, il y a aussi des proxénètes. Dans le cas de la prostitution juvénile notamment, le proxénète exerce un pouvoir qui passe par la séduction, la manipulation, le stratagème. Une enquête menée à Toronto, avec des jeunes femmes policières pour attirer les proxénètes, a bien montré ce processus qui laisse croire aux jeunes filles qu’elles ont fait le choix de cette activité. Il existe aussi une violence inhérente au système prostitutionnel, et des risques pour la santé : sida, grossesses non voulues, drogues…Tout cela constitue des données qui viennent à l’encontre du courant “pro-travail du sexe”.

Enfin, des points non négligeables: les conséquences de la banalisation de la prostitution sur les rapports hommes/femmes en général et la dimension éthique, une éthique sociale laïque…Comment sortir d’un dilemme moral, comme dans le cas de l’avortement? entre un “droit au travail” et la prostitution forcée?…Même dans le cas où l’on pense que les femmes réussissent à tirer profit de la marchandisation de leur corps…il reste qu’elles renforcent le modèle social et la logique de marché qui excluent encore tant de femmes. (Gebara, citée par Laprise, p. 163) Mais pour le courant abolitionniste, “il convient d’affirmer que et de refuser , de la même façon qu’on refuse aujourd’hui le commerce du sang ou des organes, ainsi que le commerce d’esclaves”. (p. 164)

Il apparaît que la déréglementation du marché du sexe se situerait parfaitement dans la vision néo-libérale actuelle.

En conclusion, Madame Geadah propose de prendre position dans le débat, en analysant la complexité de la réalité plutôt que de la simplifier dans une vision de liberté de choix ; de développer des stratégies novatrices, à la manière de la Suède, au lieu d’opter pour une complète déréglementation ; de mettre sur pied des plans d’action concrets pour lutter contre le système prostitutionnel, comme système d’exploitation sexuelle à combattre.