LA SCIENCE AU FÉMININL’empreinte de toute chosepar Elizabeth Gilbert
Christine Lemaire
« Sois assurée, chère amie, que bien des grands et remarquables arts et sciences ont été découverts grâce à la subtilité et à l’intelligence des femmes… »
Cette citation de Christine de Pizan se trouve à la toute fin du dernier roman d’Elizabeth Gilbert dont la trame en est une illustration. Il raconte la vie d’Alma Whittaker, née avec le XIXe siècle, une scientifique que sa condition de femme a tenu dans l’ombre, tant à cause des obstacles érigés par la société dans laquelle elle évolue, que ceux qu’elle porte en elle, ces derniers étant les plus puissants.
Alma Whittaker est née d’un père anglais et d’une mère hollandaise. Le père est un conquérant : il sait à peine écrire mais il est curieux et surtout, il a le sens des affaires. Très pauvre dans sa jeunesse, il bâtira un empire dans l’import/export de spécimens botaniques et de produits pharmacologiques. Bien que sa fortune soit la plus importante de Philadelphie, il ne pourra jamais s’intégrer à la bonne société qui dédaigne ses origines trop communes.
La mère d’Alma, Beatrix van Devender, est issue d’une famille illustre d’Amsterdam : la direction du jardin botanique de la ville, le Hortus, l’un des plus beaux du monde, leur est confiée depuis des générations. C’est donc Beatrix qui assurera la gestion et la bonne marche de l’entreprise de son mari.
Beatrix est une scientifique pure et dure. Sa condition de femme mariée ne lui permettant pas d’assouvir pleinement cette passion, elle la reportera sur l’éducation de sa fille, Alma, qui saura parler latin, grec, hollandais et français dès sa prime jeunesse. Une autre fille du même âge qu’Alma s’intègre plus tard à la famille : Prudence, adoptée à la suite du décès tragique de ses deux parents. Les deux filles ne seront jamais amies, mais le lien qui les unit se manifestera avec force au cours du roman.
La passion d’Alma pour les plantes s’impose dès son plus jeune âge. Son éducation et sa relation avec un père qui l’a toujours considérée comme une égale, lui permettront de passer outre les dictats de sa société et de s’adonner de tout cœur à une profession qui, d’entrée de jeu, est réservée aux hommes. Elle réussira à s’intégrer dans le cercle étroit des botanistes et à y acquérir une certaine crédibilité. À la mort de sa mère, Alma prend la responsabilité des entreprises de son père et, se sentant prisonnière du manoir familial, elle choisit un domaine d’étude particulier : les mousses.
Alma étant laide et son intelligence en imposant, aucun prétendant ne songe à se présenter. À quarante ans, toutefois, elle fait la connaissance d’Ambrose Pike, un homme de dix ans de moins qu’elle. Malgré les ambitions spirituelles, voire ésotériques, d’Ambrose, si étrangères à l’esprit cartésien d’Alma, elle succombe à son charme. Elle se méprend cependant sur les intentions de cet homme en quête de pureté. Alma, dont la libido est assez forte, en sera mortifiée. Le couple finira par se séparer.
La deuxième partie du roman raconte le passage d’Alma de la sédentarité à l’errance. Libérée par la mort de son père, elle décide d’entreprendre un long voyage qui la mènera de Tahiti jusqu’à Amsterdam. Ses recherches sur les mousses l’amènent à élaborer une théorie qui sera en tous points conforme à celle de Darwin. Elizabeth Gilbert révise donc l’histoire officielle de la course aux idées qui a mené à la découverte de la théorie de l’origine des espèces. De fait, elle ajoute un troisième élément au duo Charles Darwin / Alfred R. Wallace : Alma Whittaker. Mais Alma refusera toujours de publier sa théorie, malgré les pressions de son oncle Van Devender, parce qu’elle la juge imparfaite. Elle se rendra compte plus tard que ni Darwin, ni Wallace n’ont pu combler la faille qui l’empêchait de publier ses travaux.
L’auteure du récit à succès Mange, prie, aime nous propose ici un roman tout à fait intéressant, avec des personnages complexes et attachants. L’histoire d’une femme éprise de science, d’idées et de rationalité, confrontée toutefois à l’inexpliqué et au non rationnel. Le livre est captivant de bout en bout, avec peut-être un peu de longueur lors du séjour d’Alma à Tahiti. L’écriture est belle, enjouée et un brin humoristique.
Il s’agit selon moi d’une belle lecture d’été, à faire sur la plage ou dans un jardin, entourée de cette nature si belle et captivante qui fait l’objet de toute la passion de vivre d’Alma Whittaker.
L’empreinte de toute chose
Elizabeth Gilbert
Paris, Calmann-Lévy,
2013, 613 p.