LA SIMPLICITÉ ÉVANGÉLIQUE
Yvette Laprise, Phoebe
Qu’est-ce qui peut motiver quelqu’un à choisir la simplicité comme mode de vie quand tant d’autres choix sont possibles ?
En ruminant cette question, je me suis demandé si l’Évangile ne pouvait pas fournir un éclairage à ce propos. Son inscription dans un contexte si différent du nôtre peut-il avoir un impact aujourd’hui ? La mentalité moderne n’est-elle pas étrangère au langage symbolique de l’Écriture?
C’est, habitée par ces questions, que j’ai entrepris de relire les Évangiles pour en extraire quelques passages -parmi d’autres- qui m’ont paru porteurs d’une vision renouvelée de la vie . Je vous les propose selon la méthode bien connue du Voir, Juger, Agir qui s’est pour ainsi dire imposée à moi lors de cette démarche.
Voir
Le statut ordinaire de l’être humain est d’être aveugle dans son cœur tout en se croyant voyant. C’est qu’entre la réalité extérieure et la perception qu’il en a s’interposent de nombreux voiles : idées arrêtées, émotions latentes, tendances instinctives, passions diverses qui embrouillent la clarté de l’esprit et la tranquillité du cœur. Jésus est venu ouvrir l’être humain à son aveuglement afin qu’il puisse s’en sortir. Voyons ce que rapporte Matthieu en 6, 22-23 à ce sujet :
« La lampe du corps, c’est l’œil. Si donc ton œil est sain (simple) ton corps tout entier sera lumineux. Mais si ton œil est malade (mauvais) ton corps tout entier sera ténébreux. »L’œil sain ou simple voit la réalité telle qu’elle est sans déformation. L’œil malade ou mauvais, au contraire, croit voir la réalité alors que sa perception, entravée par des opinions arbitraires, des manières habituelles de penser, la déforme.
Il faut comprendre ici qu’en parlant de l’œil, Jésus ne s’arrête pas à l’organe sensoriel. Ce qu’il veut atteindre est beaucoup plus profond. La capacité d’appréhender le réel sans l’interférence d’aucun voile perturbateur suppose une grande transparence de l’intelligence et du cœur, une conscience éveillée. D’où l’importance d’un véritable travail de purification, de rectification pour atteindre cet état de simplicité du regard, d’unité de vision.
Est-ce que je sais en quel état est ma vision actuellement ? Ai-je déjà pris conscience de mon statut d’aveugle ? En quelle circonstance ? Cette vérification, qui n’est qu’un point de départ, est pourtant indispensable pour qui veut progresser vers sa pleine humanité. Car comment guérir sa cécité si l’on en ignore l’existence ? Le chemin de la simplicité volontaire ne croise- t – il pas le chemin de la simplicité de vision ?
Juger
En Luc 12, 57, Jésus porte un regard interrogateur, sinon provocateur, sur les comportements des gens de son temps : « Pourquoi ne jugez-vous pas par vous-mêmes de ce qui est juste ? » Il a remarqué, à maintes reprises, la faible capacité de compréhension de ses auditeurs, leur manque de discernement, leur immaturité qui font qu’ils ne perçoivent pas la réalité avec justesse.
Cette interpellation que Jésus adresse à ses contemporains, la simplicité volontaire a le mérite de nous la rappeler aujourd’hui en questionnant la place ainsi que le rôle de la consommation dans nos vies. La question devient alors : « Pourquoi ne décidez-vous pas, par vous-mêmes, de ce qui est juste pour vous, de ce qui est ajusté à vos besoins, au lieu de laisser la publicité et la mode vous imposer leurs choix ?
Aujourd’hui, dans nos sociétés d’abondance, notre jugement n’est-il pas trop souvent mis entre parenthèses pour céder la place aux messages plus ou moins sophistiqués qui nous assurent une satisfaction immédiate et complète. Bien sûr, c’est agréable de consommer mais à la longue ne devenons-nous pas de plus en plus insensibilisés aux vrais problèmes? Petit à petit, sans nous en rendre compte, ne sommes-nous pas devenus des cibles bien identifiées par les géants de la publicité ?
Dans son intervention, Jésus ne cherche pas à légiférer du dehors mais à opérer dans chacun de ses auditeurs une révolution qui change toute la vie. Pour faire sauter les béquilles, offertes par la société de consommation, et redécouvrir les valeurs humaines négligées ou oubliées, il importe de retrouver son pouvoir de juger c’est à dire d’adopter l’attitude intérieure qui permet de faire des choix judicieux.
Une telle expérience libératrice peut se produire chez quiconque ose se détourner des voies erronées où il s’est engagé pour faire retour vers ce qui est juste, car ce qu’il faut bien comprendre, ce n’est pas le monde extérieur qui doit gouverner la réalité intérieure mais l’inverse. « Méfiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous déguisés en brebis » (Mt 7,15) Autrement dit : Méfie-toi des publicités tapageuses, des slogans plus ou moins infantiles qui te font croire que plus tu achètes, plus tu dois être heureux et comblé.
Agir
« Maître, que dois-je faire ? » (Mt 19,16-22)
Au jeune homme, venu l’interroger, Jésus n’apporte pas une réponse doctrinale mais il renvoie le demandeur à lui-même : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi. »
« Si tu veux » met d’abord en évidence le caractère volontaire de la mise en pratique de la simplicité de vie : Si tu veux… Personne ne t’y oblige. C’est à toi de décider.
« Si tu veux être parfait » c’est à dire être vrai, t’assumer comme être humain en cheminement, commence par enlever les obstacles qui entravent ta marche « vends », donne la préséance à l’être sur l’avoir. Cette proposition qui fait appel à un niveau d’exigence intime, remet en cause de vieilles habitudes et confronte bien des illusions.
Le jeune homme, acculé à un lâcher-prise radical, « s’en alla tout triste » poursuit l’évangéliste. Ce qui l’attriste ce n’est pas tant le fait de posséder de grands biens, comme l’exprime Matthieu, mais bien de se découvrir être lui-même possédé par ses biens. On ne quitte pas facilement l’univers des possessions. Ne sommes-nous pas des êtres de désir ? Et la facilité ne revêt-elle pas des apparences séduisantes ?
Aux personnes désireuses de se régénérer, Jésus donne la consigne de s’occuper d’abord de l’état de leur disponibilité intérieure avant de chercher à répondre à des conditions extérieures.
On pourrait penser, de prime abord, que cette histoire, se situant dans un contexte historique, culturel et social bien différent du nôtre, n’a rien à dire à notre monde contemporain. Le contexte sans doute, mais le message qu’il porte sous sa forme symbolique s’adresse à l’être humain de tous les temps. À nous d’apprendre à le déchiffrer car c’est en permanence que Jésus invite les gens qui l’approchent à une réorientation majeure de leur vie. « Que servira à l’homme d’avoir gagné le monde, s’il ruine sa propre vie » (Mt 16, 26).
S’engager
Opter pour la simplicité volontaire n’est pas une mince affaire. C’est un choix sérieux, exigeant, qui n’a rien à voir avec la bonne volonté ou de bonnes résolutions. C’est un défi constant à relever. Une personne immature peut chanceler à tout moment. Voyons ce qu’en dit Luc en 11, 24-26 :
« Lorsque l’esprit immonde (le Malin) est sorti d’un homme, il erre par des lieux arides en quête de repos. N’en trouvant pas il dit : Je vais retourner dans ma maison , d’où je suis sorti, et la trouve balayée, bien en ordre. Alors il s’en va prendre 7 autres esprits plus méchants et ils reviennent et s’installent. L’état final est pire que le premier. »
Vous avez sans doute compris que ce récit n’est pas à prendre à la lettre. Le Malin dont il s’agit n’est pas un être extérieur à nous, ni un être maléfique correspondant à la conception médiévale du diable. Non. Il s’agit d’un dysfonctionnement intérieur qui perturbe notre perception de la réalité (œil malade). Les signes de ce dysfonctionnement sont reconnaissables. Sous l’influence des vues fausses, des opinions arbitraires, des conceptions acquises par osmose avec le milieu ambiant, on se met un jour à douter du bien fondé de son choix. La pratique de la simplicité ne semble plus aussi facile et gratifiante qu’au début, le souvenir de nos habitudes de consommation antérieures nous font croire que nous avons perdu au change.
Le Malin (notre mental) ne lâche pas sa prise si facilement. L’une de ses grandes ruses est de nous faire croire que la voie de la simplicité n’est pas pour nous et que nous n’arriverons jamais à un mieux être par ce choix. Que faire alors sinon retourner à ses motivations du début et se rappeler que si le chemin de la simplicité a son lot d’épreuves et exige un long apprentissage, il vaut la peine de s’y maintenir car ce chemin mène à l’accomplissement de soi . Rappelons-nous que l’aventure spirituelle comporte ses lois propres, incontournables avec lesquelles il est impossible de tricher.
À ceux et celles qui sont tentés d’abandonner
« Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez. Voyez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent dans des greniers….Et du vêtement pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, demain s’inquiétera de lui-même » (Mt 6, 25-26).
Il me semble que Jésus manifeste ici, d’une façon indéniable, sa confiance en la Vie, en toute vie et son désir de la voir s’épanouir chez tous les êtres vivants. Voyez, observez. Qu’est-ce qui fait la beauté du lis, sa splendeur à nulle autre pareille ; et la légèreté de l’oiseau, sa grande liberté ? Quel mystère traverse leur vie ? Leur seule ressource est à l’intérieur d’eux-mêmes , dans leur connexion au grand courant de la Vie. « N’êtes-vous pas plus importants qu’eux ?
Une autre caractéristique de Jésus face à la Vie, c’est sa prédilection pour ce qui est petit. « Voyez le grain de sénevé. C’est la plus petite de toutes les graines. .. et pourtant il devient la plus grandes des plantes potagères » (Mt 13, 31-32).
Et s’adressant à son auditoire d’un ton plus solennel, il proclame : « En vérité, je vous le dis, si vous ne retournez pas à l’état des enfants, vous ne pourrez entrer dans le Royaume des cieux » (Mt 18,3). Cet enfant, ce petit vers qui retourner que représente-t-il ? Dans la pensée du Maître, ce petit c’est le germe divin semé au plus profond de tout être humain . Il est là, en nous, mais nous n’avons pas encore réalisé sa présence tellement nous sommes happés par l’extérieur. Une fois dévoilé, ce germe pourra grandir et nous conduire vers notre pleine maturité. Trouver ce petit en nous, c’est éprouver un sentiment d’une qualité bien différente de la simple émotion qu’on éprouve lors de la satisfaction d’un désir quelconque. Vous ne voulez sûrement pas manquer ce moment merveilleux.
À ceux et celles qui hésitent à s’engager dans la voie de la simplicité volontaire
Tendez l’oreille à ce qui suit : « Venez à moi, vous qui ployez sous le fardeau » (vous qui êtes enlisés dans le désir) « et moi, je vous soulagerai » (Mt 11,28). Pour cela « chargez-vous de mon joug car il est léger et mettez-vous à mon école car je suis doux et humble (simple) de cœur et vous trouverez soulagement pour vos âmes ». (Mt 11, 28-30) Jésus se présente ici comme un Maître de sagesse réaliste, un guide sûr. Ce qu’il propose, c’est un apprentissage dont le résultat est le soulagement de ce qui pèse, l’allégement d’un fardeau.
Mais concrètement comment cela se fera-t-il ? Pensons aux adeptes du yoga. Le yogi, dans une démarche volontaire, s’entraîne à tenir sous le joug ses sens et sa pensée pour devenir pleinement ajusté à la réalité. L’adepte de la simplicité volontaire poursuit un objectif semblable avec une conscience de plus en plus vive de se réaliser comme être humain accompli, responsable et solidaire. Son ascèse est spirituelle, pragmatique, révolutionnaire et transformatrice.
En nous invitant à nous inscrire à son école, Jésus nous promet son aide. Mais n’allons pas nous attendre à ce qu’il encourage nos habitudes de consommation fondées sur des sécurités illusoires. Ce que le Maître préconise ce n’est pas une simple vertu morale mais une attitude intérieure de lâcher-prise et d’ouverture à une énergie beaucoup plus subtile.
En renonçant aux objets qui alourdissent, gênent et empêchent d’aller au bout de ses possibilités, le disciple de Jésus comme tout adepte de la simplicité volontaire, laisse une plus grande place à la conscience, à la lucidité. Il quitte un lourd fardeau pour accueillir un joug qui soulage, affranchit et libère.
Conclusion
« Ne m’écoute pas quand je lis la Parole de Dieu,
ne t’écoute pas non plus
mais entends-toi »
(Parole d’un sage)
En nous révélant quelque chose d’inédit sur l’existence humaine, Jésus nous renvoie à notre propre intériorité. La portée de son message ne vient pas de ce qui est écrit mais de ce qu’il fait résonner en nous, de ce qu’il ouvre, de ce qu’il libère en battant en brèche les croyances illusoires et les faux espoirs qui nous habitent.
À l’heure actuelle, toute la société vit sous le mode « avoir » et cette orientation influence toutes les valeurs. Pour contrer cette tendance, l’enseignement évangélique de même que la pratique de la simplicité volontaire privilégient le mode « être ». Choisir la simplicité, c’est choisir le style de vie qui accorde aux choses matérielles leur place propre et légitime. En se libérant d’une dépendance excessive envers la société de consommation, il est possible de s’épanouir pleinement et d’aider d’autres gens à faire de même.
Ce parcours évangélique, vous l’avez compris, est loin d’être exhaustif. Les passages retenus relèvent de mon choix et leur interprétation est le fruit de réflexions puisées principalement dans l’œuvre d’ Éric Edelmann « Jésus parlait araméen ».
Puisse l’interpellation de Jésus augmenter votre désir de réussir en plénitude votre statut d’être humain.