LA VIOLENCE FAMILIALE
Dossier de la revue Communauté chrétienne Montréal, décembre 1989, nos 167-168
Synthèse
1 Quelques chiffres qui font réfléchir
Le dossier commence par un tableau détaillé des avis reçus par le Comité de protection de la jeunesse (du Québec) pour l’année allant d’avril 1988 à avril 1989
En voici quelques précisions:
900 cas victimes de mauvais traitements physiques:
plus de garçons que de filles entre les âges de 0 à 12 ans mais plus de filles que de garçons dans une proportion de 21,7/12,3% entre les âges de 13 à 17 ans
993 cas victimes d’abus sexuels:
il y a trois fois plus de filles que de garçons âgés de 0 à 12 ans et près de six fois plus de filles (37,2/6,9%) entre 13 et 17 ans
24 meurtres d’enfants rapportés:
9 garçons, 13 filles et 2 nouveaux-nés dont on ignore le sexe
33 suicides d’enfants: 30 garçons et 3 filles
2. Les chrétiens et la violence (Charles Valois, évêque de St-Jérôme)
L’auteur rappelle que la violence a toujours existé, depuis le début de l’humanité et qu’on la retrouve même dans la Bible. Il cite, entre autres, les dix plaies d’Égypte et ce passage où «après avoir prouvé la supériorité de Dieu sur les idoles, par un sacrifice «miraculeux», Élie égorge les prêtres de Baal». (…) «Pour bien lire ces textes (…) il faut se rappeler (…) que le Dieu de la Bible est un vrai pédagogue: (…) il accepte que son peuple ne comprenne que lentement (… et doive, pour évoluer, vivre) séparé des peuples au milieu desquels il se développe «afin de n’en pas adopter» les moeurs idolâtres et perverses»…
(…) «Les chrétiens sont, en principe, contre toute violence et, pourtant, ils entretiennent des structures qui favorisent la violence.» Mgr Valois rappelle des exemples de leurs contradictions: des usines d’armements enrichissent certains d’entre eux; des capitaux, souvent possédés par des chrétiens, exploitent le Tiers-Monde et font travailler à des salaires dérisoires; «ils sont contre la violence faite aux femmes, et pourtant»… Ils s’opposent au racisme et veulent bien accueillir les réfugiés mais…
3. Les femmes et la violence (Marie-José Parent)
L’auteure tente de répondre à la «question qui revient constamment: mais pourquoi retourne-t-elle vivre avec cet homme qui la bat?», dénonce le préjugé qui a évolué en passant de «c’est parce qu’au fond elles aimaient ça» en «maintenant les femmes ont des choix, si elles endurent ça, c’est parce qu’elles veulent bien». Devant une femme violentée, «l’intervenant est régulièrement parcouru par des sentiments d’impuissance, souvent similaires à ceux que ressent la femme elle-même. Or, c’est d’abord en elle-même que la femme recherchera les raisons de la violence de/ ‘autre; (…) l’intervenant trouvera que c’est aussi en cette femme que sont assises toutes les causes de sa formidable endurance». (…) «Et comme plus de la moitié des femmes violentées retournent vivre avec leur partenaire après un premier départ du domicile conjugal, l’impuissance des intervenants (… trouve) des explications mystificatrices: C’est parce «qu’elle aime trop – elle est carencée – elle manque d’autonomie…»
Madame Parent décrit le climat dans lequel se déroulent les subtiles étapes successives du cycle progressif de la violence, depuis ses premières manifestations à l’intérieur du rapport amoureux, suivies des interrogations, de l’inquiétude, des explications justificatrices, de la culpabilité, des cadeaux reçus de l’époux repentant et amoureux. «Aucun couple ne vit d’aussi fréquentes «lunes de miel» que celui dans lequel la femme est violentée. Mais la spirale de la violence s’intensifie tandis que les «lunes de miel» durent de moins en moins longtemps. À ce moment, la femme se sent piégée et ses ressources personnelles s’épuisent; elle constate de façon particulièrement douloureuse qu’elle perd espoir, elle se sent impuissante et dévalorisée.»
(…) «Le plus difficile, pour la plupart (…), c’est de faire face à un profond sentiment d’échec. (…) Elles doivent, pour rompre définitivement avec leur partenaire, avoir perdu tout espoir. (…) Pour «se faire violence» et quitter le connu afin de s’engager dans l’inconnu, il est essentiel de pouvoir mobiliser une grande part de son énergie (…), cette énergie est manquante puisqu’elle a été investie dans la recherche de toutes les solutions de rechange (…). Ce n’est bien souvent que lorsque la colère se manifeste comme expérience émotionnelle prédominante que la femme victime (…) retrouvera les énergies nécessaires.»
Enfin, l’auteure évoque les difficultés, les émotions du départ: la hâte, la peur, parfois l’appel à la police, la quête du refuge, la sécurité menacée des enfants, la recherche d’emploi ou le chômage, le logement à trouver… Une litanie d’épreuves et de complications, jusqu’à «l’Aide sociale qui sera coupée parce que le mari doit payer une pension pour les enfants». (…) «Partir ou demeurer. C’est entre ces deux positions que les femmes se trouvent écartelées mais c’est aussi dans cet espace qu’elles recherchent leur équilibre.»
4 Croire en l’avenir, malgré tout (Andrée Ruffo)
Voici un vibrant plaidoyer qu’on souhaiterait citer en entier. Il insiste sur l’importance du respect de l’enfant, de «l’apprivoiser, créer des liens avec lui, (…) être consciente de son individualité unique. (…) L’enfant n’est pas un adulte en miniature, il est un monde en soi, avec ses besoins, ses désirs, ses peines, ses joies… (…) Combien de mères réprimandent leur enfant alors qu’il fait ses premiers apprentissages!»
L’intervention de l’État. «Comment peut-on vérifier leur besoin d’aide d’une façon respectueuse sans devenir oppressant, inquisiteur? (…) Dans la pratique quotidienne, nous sommes confrontés au fait que les solutions viennent presque toujours des intervenants alors que nous avons la certitude profonde, la conviction que les enfants et leurs parents dans la majorité des cas, possèdent en eux la solution à leurs problèmes. (…) Encore faudrait-il trouver en nous la disponibilité et le désir de les écouter; (…) faire confiance aux parents dans leur capacité de trouver en eux, avec leurs enfants, les solutions (…) qui seront alors une occasion d’accéder à l’autonomie.»
L’auteure s’interroge sur la raison de l’augmentation des tentatives de suicide chez les enfants, les causes de la violence brutale ou raffinée dont ils sont victimes. Au lieu de «contrôler les symptômes», elle suggère «d’aller en profondeur» (…) «pour comprendre où se loge cette souffrance répétée de génération en génération» et propose quelques pistes de solution. Il faudra «redonner la parole à l’enfant», faire confiance aux «forces vives qui l’habitent» pour qu’il puisse «devenir un être en paix avec lui-même et les autres».
(…) «Il est impossible par le seul recours aux mesures législatives de faire face à la nature profondément troublante et insidieuse de la violence faite aux enfants et de corriger la situation.»
(…) «Nous croyons avoir tout donné à nos enfants, sauf souvent l’essentiel dont ils ont le plus besoin: la foi dans un avenir, dans un avenir partagé. Il faut retrouver notre esprit d’enfance pour retrouver la foi – cette foi qui n’est jamais qu’une foi d’enfant.»
5. Agressivité, agression, violence: des termes à clarifier (Richard Mould, D.Ps.)
Exposé didactique fort documenté qui peut aider à comprendre les mécanismes des comportements humains. La liste des sous-titres en donne un aperçu: La frustration – De la légitime défense à la paranoïa – De l’opinion au fanatisme – De l’actualisation de soi au narcissisme – De l’affirmation de soi au sadisme – De l’empathie à la psychopathie – L’agressivité – De l’inhibition à l’impulsivité – L’agression – Du dialogue à la contrainte – Violence et physiologie.
À titre d’échantillons, en voici deux citations:
«L’intolérance va de pair avec la rigidité des valeurs du sujet et avec l’attribution de caractéristiques personnelles négatives aux tenants d’opinions divergentes. Pour le fanatique, la reconsidération d’un iota de son système de croyance menace son identité personnelle, et l’expose à l’acquisition massive des traits négatifs associés aux mécréants.» (Extrait du développement «De l’opinion au fanatisme»)
«Prétendre à l’acceptation inconditionnelle de nos contemporains relève de l’utopie et conduit celui qui se fixe cet idéal vers une aliénation de soi assurée. En effet, refuser d’être changé par quelqu’un, c’est déjà vouloir que le comportement de l’autre change à notre égard; en ce sens, l’agression est inévitable pour celui qui veut vivre. Condamnés par la nature des choses à tenter de modifier notre entourage, le seul pouvoir qui reste porte sur la façon de procéder. Dans la société, la seule manière qui semble acceptable demeure la communication.» (Sous la rubrique «L’agression»)
6. Violents… ou malheureux? (Andrée Leblanc)
L’auteure fait valoir que, grâce aux acquis récents de la psychologie, les jeunes parents actuels sont plus conscients de leurs propres besoins, se préoccupent davantage de leur épanouissement personnel. Ils en font même une philosophie au point d’oublier les besoins de leurs propres enfants: «Combien d’adolescents ont connu des pères ou des mères substituts à répétition parce que leurs parents avaient besoin de changer de partenaire? Ces enfants ont été «obligés» de s’adapter».
Or nous porterions tous en nous, à cause de notre expérience passée, un aspect « enfant victime de violence» et un aspect «enfant violent»; ces composantes se manifestent lorsque nous vivons des situations où nous nous sentons victimes et alors, souvent inconsciemment, nous imposons des contraintes à nos enfants qui deviennent violents à leur tour.
Madame Leblanc suggère de nous inspirer de Jésus qui répondait à la violence par l’amour, en voyant «la souffrance des gens au-delà des comportements violents». Elle croit que nous devrions commencer par nous examiner nous-mêmes: «Ce que je trouve derrière ma propre violence, ce sont mes souffrances. (…) Sans doute serait-il bon pour chacun de nous de nous occuper de nos propres souffrances, d’aller chercher un petit peu d’amour pour soi-même.» (…) Il faut «tenir compte à la fois de l’enfant qu’on a en soi et de celui qu’on a devant nous.»
7. La violence en milieu étudiant (François Gervais)
Une douzaine d’équipes de la J.E.C. de Montréal ont réfléchi ensemble aux deux cents faits de violence qu’elles avaient recensés en six mois. Elles ont présenté treize grandes recommandations dans un mémoire encore disponible. Leur analyse révèle que «le climat d’agressivité augmente rapidement dans les écoles avec l’apparition de nombreuses armes et de cris de menace, mais les actes crapuleux (…) continuent à ne représenter qu’une infime fraction des faits observés».
L’auteur critique l’organisation de la société: «une instruction publique bâtie sur l’excellence des uns grâce à l’exclusion des autres, un monde fait d’audio-visuel parce qu’on n’a pas de temps pour les écouter et les voir, des distributrices de condoms dans les écoles parce qu’on ne veut pas investir financièrement pour mettre sur pied un cours d’éducation sexuelle en plus du cours de biologie, (…) on augmente le nombre de polices, de prisons, de centres d’accueil, les années de sentence, etc., mais on «coupe» dans l’éducation»; il critique aussi l’organisation du travail qui «devient la voie de l’asservissement de la personne», celle de l’école: «On robotise par des horaires stressants le quotidien des jeunes», il n’y a guère «de temps disponible pour (y) vivre des relations humaines» ni de possibilité d’en faire «un milieu de vie», il serait donc «irréaliste de concevoir (que) la violence ne (s’y fasse) pas menaçante».
(…) «Avant de se battre pour conserver nos écoles confessionnelles, essayons de les conserver humaines. (…) On reconnaîtra nos valeurs religieuses par nos choix éthiques et non par nos slogans. (…) La course à la performance académique a inspiré plusieurs coupures dans les activités de la vie étudiante et pastorale. (…) Il en résulte une école centrée uniquement sur les notes. (…) Le premier rôle de l’école est d’instruire, mais si elle exerce sa fonction aux dépens de la vie et de manière agressante, elle doit admettre qu’elle porte la violence dans sa structure.»
8. La pensée d’Alice Miller sur la violence (Jean-Marc Charron)
Les parents violents ont souvent été eux-mêmes des victimes de sévices. Selon la Psychanalyste allemande A. Miller, «l’enfanté prouve le besoin fondamental d’être reconnu et considéré comme le centre de sa propre activité; (…) l’accès à l’autonomie et à l’individuation (…) suppose une atmosphère de respect et de tolérance pour les sentiments de l’enfant; pour que cette reconnaissance ait lieu, il importe que les parents aient grandi dans un tel climat; (…) des parents qui n’ont pas connu le respect à l’égard de leurs émotions dans leur enfance conservent des besoins narcissiques insatisfaits; (…) un être qui a un besoin inassouvi et inconscient demeure soumis à une compulsion de répétition où il remet en scène le drame de son enfance en cherchant des satisfactions de rechange; leurs propres enfants apparaissent souvent comme des objets de substitution pouvant être entièrement soumis à leurs besoins».
(…) «Il semble qu’au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’époque moderne, la mutilation, l’exploitation et la persécution physique de l’enfant aient été supplantées par la cruauté psychique, que l’on peut en outre présenter sous la dénomination bienveillante et mystificatrice d’éducation.»
C’est ainsi que «Miller montre que ce que nous appelons généralement «l’éducation de l’enfant» se présente comme une vaste entreprise de manipulation ayant comme objectif de rendre l’enfant conforme aux désirs parentaux» ou encore «une compulsion de répétition ayant pour fonction de répondre aux besoins narcissiques inassouvis de l’adulte». Sept de ces besoins sont ensuite identifiés par A. Miller.
L’éducation est «tout au plus bonne à faire de l’enfant un bon éducateur. Mais en aucun cas, elle ne peut l’aider à accéder à la liberté de la vie intérieure non soumise aux impératifs de la conformité».
M. Charron termine en nous consolant plus ou moins: «Par ailleurs, dans la mesure où la tâche éducative se donne comme objectif de permettre l’émergence du sujet, elle appelle un travail d’assomption de Soi (advenir à soi-même) chez celui qui prétend accompagner l’autre dans son voyage intérieur.»
En guise de conclusion,
on nous offre une «belle et forte prière»
prière où, hélas! les femmes ne se reconnaîtront guère!
prière qui s’inspire à la fois du Pater et du Credo
où l’on demande au Père, «par ton Fils et notre frère»,
de nous envoyer son Esprit,
«qui réconcilie le frère avec le frère» (!!!)
où on lui rend grâces «d’avoir besoin de nous
pour réconcilier tous les hommes en ton amour».
Étrange façon de terminer un dossier sur la violence conjugale et familiale ! Était-il donc impossible de penser une prière source d’inspiration et surtout d’espérance pour les couples et pour les familles?
Une considérable bibliographie sur l’enfance maltraitée et la violence familiale vient clore ce dossier substantiel.
Rita Hazel – Myriam