LA VIOLENCE INSTITUTIONNELLE
Dossier de la revue Relations, Montréal, janv.-fév. 1990, no 557.
Synthèse
1. L’autre côté de la violence (François Morissette)
«Depuis le XVIe siècle en Occident, on reconnaît que l’État est le seul corps social qui puisse légitimement recourir à la violence par ses institutions (justice et police), et cela dans le but d’éviter que les individus se fassent justice eux-mêmes aux dépens de la paix sociale. (…) Même le Vatican admettait, il y a quelques années, en conformité avec sa tradition, le recours légitime à la lutte armée dans les cas de libération de peuples opprimés. Criminalité et terrorisme, pour leur part, ne sont jamais reconnus ni acceptés. (…)
«Bref, l’histoire démontre que l’humanité s’arrange mieux avec la violence issue des luttes armées qu’avec celles qui minent une société au jour le jour. (…) Hormis les cas d’abus de pouvoir des forces policières, les médias parlent presque exclusivement de criminalité et de terrorisme lorsqu’ils tiennent un discours sur la violence. Beaucoup plus rare est le discours sur la violence institutionnelle et structurelle. Pourtant celle-ci existe. (…) Violence du capital et de son développement sauvage qui ne se soucie pas des dimensions humaines. Violence du complexe militaro-industriel qui canalise les ressources et méprise l’environnement.» (…)
«Bureaucratie et lois du marché ont éliminé beaucoup d’espaces de négociation. (…) Lorsque les critères pour déterminer une politique ne se fondent que sur la rentabilité et le profit, niant toute dimension humaine, la violence institutionnelle devient injustice. (…) Méprisés par un appareil inhumain, nombreux sont les gens qui répondent par une violence qui, si elle est plus visible et condamnée, n’est en large partie qu’une réaction à une violence institutionnelle déjà présente à bien des niveaux de pouvoir de notre société. Aussi longtemps qu’on refusera de négocier avec les marginalisés, on entretiendra la spirale de la violence.»
2. Des jeunes dans la tourmente (Gisèle Turcot)
«La violence a-t-elle augmenté chez les jeunes? La réponse est non. (…) Entre 1981 et 1987, sur l’ensemble des contrevenants, le pourcentage des inculpés pour des crimes avec violence est passé de 8,52 à 13,40% tandis que le taux de mineurs impliqués dans ces actes de violence a chuté de 19,13 à 11,06%. (…) Par contre, (il y a eu) une tendance à la hausse dans le port d’armes et la participation à des batailles entre groupes d’adolescents. (…)
«Une autre tendance devrait nous alerter peut-être davantage: l’augmentation du nombre de suicides et de tentatives de suicide chez les 15 à 24 ans. (…) Le manque d’emplois disponibles, (… l’existence) de zones en désintégration socio-économique» font qu’un grand nombre de jeunes se découragent, se sachant «condamnés à la chaîne ininterrompue de l’échec social.»
«(…) Certaines décisions institutionnelles ne font qu’accentuer le drame de la marginalisation.(…) L’exclusion est déjà contenue dans les programmes de normalisation. Le jeune est alors dépossédé de ses moyens d’accès à des apprentissages, parfois même privé de l’exercice de ses droits et libertés. La coercition s’exerce ensuite sur les exclus de ces programmes.
«C’est ce moment précis que des élites financières et gouvernementales semblent avoir choisi pour resserrer les politiques sociales. (…) Il est donc prévisible que de plus en plus de jeunes vont s’engouffrer dans l’économie souterraine, tout comme des écoliers et des écolières se livrent déjà à la prostitution durant les fins de mois pour pouvoir acheter leur nourriture et même celle des autres membres de leur famille.»
3. Compte à rebours pour une société violente? (Lorraine Gaudreau)
«Pour que cesse le processus d’institutionnalisation de la violence, nos cris doivent non seulement se multiplier mais s’unir.»
L’auteure illustre cette recommandation par deux exemples:
1. «Depuis cinq ans, deux écoles primaires de quartiers populaires à Québec ont mené un projet d’éducation à la non-violence», projet qui rejoint tant les parents que les enfants.
2. «La démarche entreprise par le Comité des affaires sociales de l’Assemblée des évêques du Québec, (qui) dépasse de beaucoup le cadre de la publication d’un ouvrage théorique (Violence en héritage? Réflexion pastorale sur la violence conjugale), puisque des sessions de formation sont offertes à l’ensemble des agents de pastorale des divers diocèses du Québec, (…ces sessions proposeront) d’examiner, par exemple, les attitudes de domination que l’on reproduit dans nos rapports sociaux ou les préjugés que l’on entretient face aux femmes victimes de violence.»
Enfin, madame Gaudreau affirme que «la multiplication de projets pour contrer la violence (…) ne peut être garante d’une société sans oppression (…sans) engagement dans la politique partisane, tant au niveau local qu’à l’échelle nationale (car elle se dit convaincue que) la réflexion sur la lutte à la violence comme «institution» doit se faire parallèlement à celle sur le vide politique actuel au Québec».
4. État de besoin ici, état de siège là-bas! (Jean-Pierre Richard)
Pour parler de terrorisme, l’auteur a choisi de «se limiter au survol d’un seul cas, celui de la Colombie et des États-Unis (parce que) l’accumulation des faits bruts ne fait trop souvent que masquer la réalité (et parce qu’il s’agit d’un cas) symbolique et exemplaire».
Après un rappel de faits historiques fort documentés qui ont abouti à la présente situation en Colombie, monsieur Richard démontre que le besoin de drogues d’un très grand nombre de Nord-Américains est à l’origine de la violence actuelle dans ce pays. Il analyse alors cet «usage des drogues (qui) transcende les classes sociales (car) les inégalités socio-économiques (…), pas plus que ce qui est généralement avancé par la sociologie, n’expliquent la contagion de l’état de manque, de besoin et de dépendance. (…) Le désir des effets de la drogue n’atteint pas le coeur humain par un chemin secret, exclusif, mystérieux, ou impénétrable».
«L’Occident libéral, en apportant à des masses de plus en plus larges des produits qui ont sorti l’homme de l’animalité, a quadrillé la conscience humaine pour mieux lui imposer ses produits générateurs de bien-être et de profit. La conscience accepte le produit comme un besoin auquel la publicité a conféré un caractère d’antériorité. Avoir vingt ans en 1990, c’est avoir toujours voulu une voiture. Un enfant né en janvier 1990 aura vu et entendu combien de minutes de publicité invitant à acheter une voiture en 1995, au moment d’entrer à l’école! C’est dans la conscience subvertie d’un homme seul que l’état de manque pointe, se développe et se transforme en consentement.» (…) Alors «le corps cesse d’être une unité de raison, de volonté et de passion, pour devenir le siège de la seule passion, donc de passion aliénante.»
«Le corps est le chemin qu’emprunté le poison pour atteindre l’âme.» Dans une démonstration fort convaincante et non dépourvue d’humour, J.-P. Richard explique les effets de la publicité entremêlée aux journaux télévisés.
La qualité du style, les expressions efficaces et imagées (comme cette guerre «de la poudre contre les canons») rendent la lecture de ce document aussi agréable que passionnante. Même si le sujet semble loin de nous (d’autant plus que les femmes ne sont guère visibles dans le texte!), il vient nous rejoindre par l’analyse de l’effet plus ou moins subliminal de la publicité et de la mentalité contemporaine.
«La drogue donne à la conscience en proie à la pénurie l’illusion de restaurer sa souveraineté l’espace d’un moment par l’abondance et l’éblouissement d’une chimie qui excite les sens et chauffe le sang.»
Mais pourquoi cette «pénurie», pourquoi sommes-nous si vulnérables aux sollicitations, comment se fait-il que notre «moi» ne se sente pas plus autonome, plus complet en lui-même, plus apte à juger de l’essentiel? Puisque les besoins impossibles créés par le système de consommation sont causes de violence, l’examen de nos comportements et de l’éducation transmise à nos filles et à nos fils constituerait un premier pas vers l’harmonie intérieure… et sociale.
Rita Hazel – Myriam