L’abus sexuel s’enracine dans l’abus spirituel

L’abus sexuel s’enracine dans l’abus spirituel

Marie Bouclin, Bonne Nouv’ailes

 

Lorsque j’ai vu que Jean Vanier figurait dans ce livre1, j’ai pensé à deux amies qui avaient déjà travaillé au sein des communautés de l’Arche. L’une y a quitté son poste d’infirmière au bout de deux ans, citant des problèmes de gouvernance trop autoritariste. Elle était aussi troublée par l’adulation dont on entourait Jean Vanier. La seconde travailleuse a quitté l’Arche pendant un certain temps pour revenir comme bénévole à titre de conseillère spirituelle auprès des « associé·e·s », éprise par le côté mystique de son fondateur. La première voyait beaucoup d’ombre au tableau, la seconde n’y voit que lumière. Céline Hoyeau, chef adjointe du service Religion de La

Croix, explore le côté sombre des communautés nouvelles comme l’Arche dont les fondateurs ont été reconnus coupables d’abus sexuels. Elle a mené une recherche approfondie auprès des personnes anciennes membres et professionnelles pour se plonger dans les racines historiques, psychologiques, ecclésiales et spirituelles de plusieurs nouvelles fondations afin de comprendre comment certains leaders religieux ont pu abuser des membres de leurs communautés en toute impunité. « Tous [écrit-elle] ont abusé de leur pouvoir spirituel, de la confiance qui leur était accordée, de la conscience de ceux qu’ils accompagnaient » (p. 12).

L’autrice commence par souligner l’ampleur du problème. Elle nomme certaines « étoiles » du monde religieux de la France dont les méfaits sont maintenant dévoilés grâce surtout aux médias. On y retrouve, parmi d’autres : Marie-Dominique Philippe de la communauté Saint- Jean, son frère Thomas Philippe et son fils spirituel Jean Vanier, fondateurs de l’Arche, Olivier Fenoy de l’Office culturel de Cluny, André-Marie van der Borght, fondateur du Foyer de Charité de Tressaint, Ephraïm, le  « berger »  de  la  communauté  des  Béatitudes,  Thierry de Roucy, fondateur de Points-Cœur. Elle inclut des femmes parmi ces leaders, entre autres, Louise Hubac (sœur Marthe), fondatrice des Sœurs de Maria Stella Matutina, Tünde Szentes (mère Miriam), fondatrice des Petites Sœurs de la Compassion, et les « pseudo-mystiques » Marthe Robin et Clémence Ledoux. Tous et toutes ont les qualités requises pour s’attirer des disciples. « La plupart sont très intelligents, dotés d’une grande culture et d’un talent pour la prédication » (p. 62). « Ils [sic] se présentent à la fois humbles, simples, et en même temps avec une forte assurance de détenir la vérité. Ils [sic] parlent avec autorité, comme les interprètes de Dieu » (p. 63), ajoute l’autrice.

Elle décrit ensuite l’atmosphère ecclésiale qui a suivi le Concile Vatican II. Si ces fondateurs et ces fondatrices de nouvelles communautés se réclament des grands courants du Concile, ils et elles n’entrevoient pas son « aggiornamento » du même œil que le pape Jean XXIII qui appelait de ses vœux une « nouvelle Pentecôte » pour l’Église, une participation plus active des baptisé·e·s aux célébrations liturgiques et à une évangélisation fondée sur le dialogue avec le monde. En fait, les fondateurs et les fondatrices de nouvelles communautés se voient comme venant sauver une Église devenue relativiste, ayant perdu son sens du « sacré », de la discipline et de la vraie doctrine. Tout en exigeant une obéissance aveugle et infantilisante, ils et elles « […] vont incarner non seulement une autorité spirituelle rassurante, mais aussi une nouvelle manière de croire, qui fait place à l’émotion, à l’affectivité, à la tendresse, au corps à l’accueil de sa vulnérabilité » (p. 87).

Lorsque cette autorité spirituelle devient une relation d’emprise, d’où le sous-titre du livre, elle ouvre  facilement  à  l’abus  parce  qu’elle  établit  un  lien  étroit  de  dépendance  qui  peut « […] conduire à des maladies physiques et mentales graves, et même à des suicides » (p. 121). L’abus sexuel s’enracine dans l’abus spirituel, comme l’explique l’autrice, parce que l’individu prédateur use « de son autorité spirituelle pour amener sa victime à consentir à ce qu’elle n’aurait jamais voulu vivre sans cette emprise » (p. 126). Il s’agit donc d’un abus d’autorité et de conscience. Céline Hoyau est claire et concise : « Le “père” spirituel prend la place de Dieu dans l’âme », alors comment remettre en question son autorité, son pouvoir ? Et l’emprise fait qu’on n’appelle pas les disciples à évoluer, à grandir, à atteindre la maturité humaine et spirituelle.

Comment expliquer que les autorités ecclésiastiques n’aient pas réglé le problème ? En somme, les personnes victimes n’ont pas été écoutées ou crues, leurs plaintes ont été niées ou minimisées. Les enquêtes ont été la plupart du temps faites à l’interne, les rapports d’enquête sont restés secrets. Comme le souligne l’autrice, seuls les responsables de communautés ont été informé·e·s des sanctions et des rapports d’enquête de l’Église, et ces responsables « étaient eux-mêmes souvent complices du fondateur ou dans un déni complet ». Pour tout dire : « Ils étaient reçus à Rome » (p. 250). Comment ne pas évoquer l’amitié entre Jean-Paul II et Marcial Maciel, fondateur des Légionnaires du Christ ? (p. 260)

Le chapitre intitulé « L’arbre et les fruits » pose la question à savoir si les dérives des fondateurs et des fondatrices exigent que leurs communautés soient reformées, refondées ou simplement dissoutes quand on considère, par exemple, que les maisons de l’Arche font un travail impressionnant auprès des adultes ayant des handicaps mentaux. Effectivement, une réforme à fond s’impose : « un travail de vérité sur soi et sur le groupe » (p. 274) qui comprend un examen détaillé de l’enseignement des fondateurs et des fondatrices pour y déceler les déviances théologiques qui ont ouvert la voie à des abus spirituels, psychologiques et sexuels. Le lien entre la mystique et la théologie est aussi à examiner de près. Un travail critique « qu’il faudrait purifier de tout cléricalisme » (p. 276) s’avère nécessaire. Car les dérives des fondateurs et des fondatrices, et leurs effets délétères ont tendance à se reproduire chez les disciples.

C’est peut-être  ce  qui a amené  l’autrice à  retracer la  généalogie  du discours théologique et spirituel dévoyé du père Thomas Philippe, sa manipulation « de l’autorité de l’Écriture et des composantes de la tradition mystique pour renforcer sa propre autorité sur ses victimes »   (p. 282). Elle s’attarde sur le système spirituel dysfonctionnel érigé par le Dominicain Marie- Dominique Philippe et la communauté Saint-Jean. Son frère Thomas Philippe en est parti prenant, ainsi que son fils spirituel Jean Vanier. Lorsque l’autrice passe ce dernier en interview, elle est mal à l’aise avec ses réponses évasives ; il semble vouloir disculper le père Thomas Philippe. Après avoir lu ce chapitre, j’ai revisionné le documentaire de Marie-Pierre Raimbaut (L’autre scandale dans l’Église), diffusé en 2019, parce que Céline Hoyeau fait allusion aux plaintes portées par des religieuses à l’encontre des pères Marie-Dominique et Thomas Philippe. Dans une conversation privée, Marie-Pierre Raimbaut m’a confié que Jean Vanier était présent lorsqu’on a demandé pardon aux victimes, mais ne voulait pas être filmé. Que savait-il ? Que cherchait-il à cacher ? Quoiqu’il en soit, l’influence des pères Philippe s’étend sur un vaste réseau de nouvelles communautés. Leur spiritualité, pour le moins ésotérique, se fonde sur une fausse mystique et une théologie malsaine de la sexualité. La porte qui donne accès à toutes sortes d’abus, c’est la direction spirituelle, surtout si la distinction du for interne et du for externe n’est pas appliquée. L’autrice explique comment les pères Philippe, justement dans le cadre de la direction spirituelle, ont transmis une doctrine cachée qui encourage progressivement les tentations et les désordres affectifs qui vont éventuellement légitimer des abus. Une de ces doctrines cachées est l’amour d’amitié, réservée à certaines âmes privilégiées, « qui va plus loin dans “l’union des cœurs” que l’amour conjugal ». En lisant la description qu’en fait l’autrice (p. 289), on reconnaît facilement le processus de « dressage » dont se servent de nombreux prédateurs sexuels pour gagner la confiance de leurs victimes.

L’emprise des fondateurs et des fondatrices de nouvelles communautés ne se limite pas à celle de la France. D’ailleurs plusieurs des communautés dont il est question ont essaimé un peu partout dans le monde. C’est le problème universel de l’abus du pouvoir religieux où des êtres humains se prennent pour Dieu. Je conseille fortement ce livre aux personnes qui souffrent toujours des séquelles d’un abus spirituel qui s’est soldé en une perte de confiance en l’Église et en ses représentants, surtout celles qui ont vécu l’abus sexuel aux mains d’un prêtre ou d’un·e conseiller·ère spirituel·le, avec le poids d’une culpabilité qui ne leur appartient pas. Je le recommande aussi aux personnes qui les accompagnent comme à celles qui ont été déçues parce que le scandale entourant Jean Vanier a terni l’œuvre de l’Arche.

Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) rendu public le 5 octobre 2020 fait état de milliers d’enfants abusés, ce qui pousse Anne Soupa à demander avec raison, « Comment est-il possible que l’Église du Christ porte une œuvre de mort ? Comment aider les victimes à se reconstruire ? » En publiant La trahison des pères, Céline Hoyeau analyse l’autre œuvre de mort spirituelle dans l’Église, l’abus de jeunes religieuses dans les nouvelles communautés. La question qui hante toujours – au-delà de ce que vont faire les « pères » de l’Église pour aider les victimes à guérir – quand vont-ils mettre fin à ce fléau ?

1 Trahison des pères : Emprise et abus des fondateurs de nouvelles communautés, Céline HOYEAU, Novalis, 2021, 348 pages.