L’agressivité de la non-violence
Nancy Labonté, Groupe Bonne Nouv’ailes
Judith Butler, philosophe féministe, estime que la violence est toujours collective. Elle provient d’une éducation, d’une société et de politiques la suscitant, elle est systémique. La non-violence doit donc aussi être collective.
Dans son livre traduit par Christophe Jaquet, La force de la non-violence, elle présente, en un premier temps, ses idées personnelles sur la non-violence et sur la « pleurabilité 1 » des personnes, tout en critiquant l’individualisme. Ce concept central, la pleurabilité, fait que certaines vies sont ou ne sont pas « pleurables ». Lorsque des personnes et des animaux peuvent subir la violence, c’est que leur pleurabilité est faible. Elle est une forme de dignité basée sur la peine qu’on aura par rapport à la mort ou à la souffrance de certaines personnes.
L’autrice poursuit en explorant des idées liées à la violence — et autres concepts utiles pour la réflexion sur la non-violence — à partir des lectures de Sigmund Freud, Mélanie Klein, Michel Foucault, Walter Benjamin, Frantz Fanon, Donna Haraway et bien d’autres.
La postface est un appel à adhérer à une pensée radicale de non-violence dans une « solidarité riche de sens » et de cultiver une pensée critique, surtout en ce qui concerne les droits humains bafoués dans l’impunité.
La radicalité du féminisme, c’est la racine même de l’exercice de l’égalité entre toutes et tous les humain.e.s. C’est également un état de conscience qui se manifeste dans la non-violence, parce que choisir de lutter contre l’oppression patriarcale ou contre les effets corrompus de l’économie ou des politiques qui fragilisent les femmes, c’est choisir d’éliminer la violence.
L’interdépendance est à la source d’un monde collectif où l’individualisme devrait être déconstruit. Pour ce faire, Judith Butler précise que l’interdépendance est difficile à intégrer parce que certaines vies ont plus de valeurs et que d’autres ne sont pas pleurables. Ainsi il y a des personnes considérées comme non-pleurables, tels les migrants, les autochtones ou les femmes victimes de violence et de meurtre. Afin d’établir ce monde collectif tissé d’interdépendance, Judith Butler évoque qu’il faudrait atteindre l’égale pleurabilité de toutes les personnes. Il n’y a qu’en imaginant, au-delà de la violence, un monde d’appartenance et d’égalité que la radicalité de la non-violence commencera à germer. Il faut imaginer une égalité radicale, partout, pour tout le monde.
Butler nous amène aussi à distinguer agressivité et violence. L’agressivité peut être l’attitude d’une action qui n’est pas forcément violente. Butler parle de non-violence agressive. Selon elle, on ne peut pas faire disparaitre la violence dans la passivité, mais il y a des chemins de force qui demandent une certaine agressivité et contestent la violence : par exemple, une manifestation pacifique avec une barricade humaine pour faire obstacle à la police ou encore une pétition pour la paix. Pourtant, ces moyens sont considérés comme violents. Or ce sont des inversions « qui occultent le caractère interdépendant et contraignant du lien social » (p. 78). La résistance à la violence n’est pas nécessairement de la contre-violence.
Puisque les liens entre les personnes sont potentiellement violents, la force de la non-violence est ici éloquente, alors qu’elle résiste et braque en force la violence. Afin d’instaurer un monde pacifique, il n’est pas suffisant de résister avec force à la violence, il faut développer un imaginaire de la non-violence et créer d’autres formes de vie civile et politique. Enfin, la liberté sociale ne marquera pas la fin de la non-violence, parce que c’est une attitude à cultiver et à maintenir, collectivement.
Il faut préciser qu’il s’agit d’une lecture corsée pour laquelle les efforts sont essentiels afin d’appréhender ce monde où la montée de la violence menace un nombre grandissant de personnes dont la pleurabilité est remise en question. Le titre parle de : La force de la non-violence, il est donc évident qu’on n’y abordera pas une douceur non violente (sauf bien entendu cette vision d’un monde d’une égale pleurabilité pour toutes et tous). Ce titre hurle fort et, à la fois, il dit quelque chose qui n’est pas inédit : les rapports de force initient la violence. Parler de force, c’est parler de rapport et de résistance. Pourquoi pas une force de résistance ?
1 Pleurabilité : néologisme qui signifie « que l’on peut pleurer, qui est digne d’être pleurée ».