L’AVORTEMENT —PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS DEPUIS 1992
Louise Desmarais
Bref rappel
Le 28 janvier 1988, dans un jugement historique 1, la Cour suprême du Canada invalide l’article 251 du Code criminel, adopté en 1969 et qui faisait de l’avortement un acte criminel sauf s’il était pratiqué pour des raisons thérapeutiques, soit lorsque la vie ou la santé de la femme était menacée. La Cour estime que la procédure pour obtenir un avortement thérapeutique est contraire aux principes de justice fondamentale et porte atteinte au droit à la sécurité de la femme enceinte garanti à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ce jugement ne reconnaît pas aux femmes un droit absolu à l’avortement, car les juges considèrent que l’intérêt de l’État à protéger le fœtus pouvait l’emporter sur les droits reconnus aux femmes en vertu de l’article 7. Depuis, l’avortement n’est plus un acte criminel au Canada, mais un acte médical de juridiction provinciale, et soumis aux normes de la pratique médicale.
En août 1989, la Cour suprême du Canada donne raison à Chantale Daigle et annule l’injonction qui lui interdisait de se faire avorter 2. Elle affirme en substance que les droits du fœtus ou les droits du père en puissance n’existent pas. « Finalement, rien dans la législation ni dans la jurisprudence du Québec n’appuie l’argument que l’intérêt du père à l’égard du fœtus qu’il a engendré lui donne le droit d’opposer un veto aux décisions d’une femme relativement au fœtus qu’elle porte 3 » . Sans attendre la décision de la Cour suprême, Chantale Daigle avait avorté aux États-Unis avec l’aide du Centre de santé des femmes de Montréal.
En novembre 1989, le gouvernement conservateur de Brian Mulroney, désireux de combler le supposé vide juridique laissé par la décision de la Cour suprême de 1988, dépose le projet de loi C-43 4 qui « établit un équilibre entre les droits de la femme et l’intérêt que porte la société à la protection du fœtus 5». En mai 1990, la Chambre des communes adopte le projet de Loi C-43 qui recriminalise l’avortement, sauf s’il est pratiqué par un médecin, ou sur ses instructions, qui en arrive à la conclusion que, sans l’avortement, la santé et la vie de la femme seraient vraisemblablement menacées. En janvier 1991, le Sénat rejette la loi par un vote égal de 43 pour et 43 contre.
Ces trois victoires successives vont influencer de façon durable la vie des femmes canadiennes et québécoises. En effet, celles-ci pourront désormais exercer librement et sans aucune restriction le contrôle sur leur fonction reproductive et sur leur vie, c’est-à-dire déterminer le nombre et le moment de leur maternité, décider d’interrompre ou non leur grossesse. Faut-il rappeler que le libre choix de la maternité inclut nécessairement le droit à l’avortement et constitue la condition essentielle à l’existence de rapports égalitaires entre les hommes et les femmes.
Mais ces gains ne sont pas définitifs et les tentatives visant à limiter ou empêcher l’exercice de ce libre choix seront nombreuses. Nous résumerons ici brièvement les principaux événements qui ont marqué les vingt dernières années sur les plans législatif, juridique et des services ainsi que des mouvements anti-choix et pro-choix.
Sur le plan législatif
Le Parlement canadien peut en tout temps présenter une loi sur l’avortement qui modifierait le Code criminel, mais à la condition qu’elle soit conforme aux dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés. Seule une mesure législative intégrée au Code criminel peut permettre au gouvernement fédéral de réglementer l’avortement à l’échelle canadienne. Depuis l’échec du gouvernement conservateur en 1991, aucun des gouvernements qui se sont succédé à Ottawa, qu’il soit libéral ou conservateur, n’a déposé de projet loi visant à recriminaliser l’avortement.
Cependant, de 1991 à aujourd’hui, des députés anti-choix du Parti libéral du Canada, du Reform Party, de l’Alliance canadienne et du Parti conservateur ont présenté pas moins de 35 motions et projets de loi (44 depuis 1987) à la Chambre des communes. Sur ce nombre deux motions M-83 (2003) et M-312 (2012) et un projet de loi C-484 (2008) se sont rendus à l’étape de la 2e lecture, mais ont été rejetés par la Chambre des communes. Le Nouveau Parti démocratique (NPD) ainsi que le Bloc Québécois (BQ) ont toujours imposé la ligne de parti et voté contre ces motions.
Fortement inspirés par le mouvement anti-choix américain, ces motions et projets de loi visent à interdire ou limiter l’exercice par les femmes du droit à l’avortement par divers moyens : modifier le Code criminel ou la Charte canadienne afin de reconnaître des droits au fœtus; interdire l’avortement sauf dans les cas où la vie de la femme est en danger, et les avortements après 20 semaines de gestation; protéger le droit à la liberté de conscience du personnel médical qui refuse de participer à un avortement; incriminer les femmes qui abuseraient de l’alcool ou des drogues pendant leur grossesse. La dernière motion en liste, celle du député conservateur Mark Warawa (M-408 en septembre 2012) visait à condamner les avortements sexosélectifs parce que discriminatoire envers les femmes.
Tout indique que cette offensive sur le terrain parlementaire et législatif n’est pas prêt de s’arrêter, et ce, peu importe le parti politique qui sera porté au pouvoir en 2015.
Sur le plan juridique
Mentionnons trois autres décisions de la Cour suprême qui forment avec celles de 1988 et 1989 un corpus juridique solide et cohérent en matière d’avortement qu’il serait difficile de renverser.
En mars 1991, la Cour suprême du Canada rend son jugement dans la cause des deux sages-femmes de Vancouver, Mary Sullivan et Gloria Lemay 6. Accusées de négligence criminelle ayant causé la mort d’un enfant alors qu’il était dans la filière pelvienne, la Cour suprême, à l’unanimité, donne raison aux deux sages-femmes et réaffirme qu’un enfant doit être né vivant pour être considéré comme une personne au sens du Code criminel.
En octobre 1997, la Cour suprême rend sa décision 7 dans le cas d’une jeune femme autochtone toxicomane, enceinte de cinq mois, à qui la Cour du banc de la reine du Manitoba avait ordonné « de vivre dans un endroit sûr et de s’abstenir de consommer des substances intoxicantes ou de la drogue ». La juge McLachlin, au nom des sept juges majoritaires, réaffirme qu’en droit, ce n’est qu’à la naissance que le fœtus acquiert une personnalité distincte jouissant de droits. « La femme enceinte et l’enfant à naître ne forment qu’une seule personne, et rendre une ordonnance visant à protéger le fœtus empiéterait radicalement sur les libertés fondamentales de la mère tant en ce qui concerne le choix d’un mode de vie que sa manière d’être et l’endroit où elle choisit de vivre 8 ».
Appelée à décider si une femme enceinte peut être tenue responsable des dommages subis par son enfant et si une obligation de diligence doit lui être imposée, la Cour suprême rend sa décision en juillet 1999 9. Le juge Cory, au nom de la majorité, affirme que l’obligation de diligence ne peut être imposée à la femme enceinte avant la naissance de son enfant en raison du caractère unique de la relation qui existe entre la mère et le fœtus qu’elle porte. L’existence d’un tel recours porterait atteinte au droit des femmes enceintes à la vie privée et à l’autonomie, car il entraînerait un examen minutieux de leur comportement et l’obligation de définir une norme de conduite de la femme enceinte raisonnable, ce qui apparaît impossible.
En résumé, toutes ces décisions ont conclu que le fœtus n’est pas une personne et que le mot « chacun » dans la Charte canadienne des droits et libertés n’inclut pas le foetus. En outre, une femme enceinte et son fœtus forment un seul être humain et un fœtus doit être né vivant pour être sujet de droits. La Cour suprême estime qu’accorder des droits au fœtus imposerait à la femme enceinte une obligation de diligence qui entraînerait des atteintes inacceptables à son intégrité physique, à son droit à la vie privée et à son autonomie 10.
Sur le plan des services d’avortement
En 2008-2009, une étude de la Fédération du Québec pour le planning des naissances (FQPN)11 indique que 51 établissements offrent des services d’avortement au Québec : 21 centres hospitaliers (CH), 23 centres locaux de services communautaires (CLSC), 4 cliniques privées et 3 centres de santé des femmes. Selon cette étude, le Québec demeure l’une des provinces canadiennes où l’avortement est le plus accessible. Ainsi, les Québécoises ont accès, dans chacune des régions, à au moins un point de service d’avortement de premier trimestre et trois régions offrent des services d’avortement de deuxième trimestre. Parmi les principaux obstacles qu’elles rencontrent, mentionnons une information inadéquate et incomplète sur les services disponibles, la difficulté d’obtenir des références exactes et respectueuses de leur choix, les délais d’attente durant certaines périodes de l’année, le manque de ressources humaines et financières qui limitent l’offre de service, et le peu d’efforts consentis pour assurer la relève de la pratique de l’avortement12. En 2013, globalement la situation demeure sensiblement la même.
En août 2006, la Cour supérieure donne raison à l’Association pour l’accès à l’avortement (AAA)13 qui avait intenté un recours collectif contre le gouvernement québécois. Elle conclut que le gouvernement du Québec contrevient à la Loi de l’Assurance-maladie, en obligeant les femmes à payer pour obtenir un avortement dans les cliniques privées et les trois centres de santé des femmes. Depuis 2008, l’avortement au Québec est entièrement gratuit, peu importe l’endroit où il est pratiqué. Ce jugement met fin à une injustice et une discrimination envers les femmes qui ont payé pendant 40 ans pour un service assuré et donc gratuit. Rappelons que ces ressources assument annuellement environ le tiers des avortements au Québec.
En 2001, la contraception orale d’urgence (COU) ou pilule du lendemain est désormais accessible directement en pharmacie sans ordonnance médicale. Cette mesure fournit aux femmes un moyen supplémentaire pour se soustraire à une grossesse non désirée. Accessible depuis près de 20 ans en France et 10 ans aux États-Unis, la pilule abortive Ru-486 et prostaglandine (permet un avortement jusqu’à 8 semaines de grossesse) vient d’être autorisée par Santé Canada et serait disponible au Canada en novembre 2013.
En 2009, les trois centres de santé qui pratiquent des avortements (Montréal, Outaouais, Trois-Rivières) sont soustraits de l’application des Lois 33 et 34 qui créent des cliniques médicales spécialisées. Refusant de devenir des entreprises privées, elles conservent leur statut d’organisme sans but lucratif. Il s’agit d’une victoire importante pour le maintien d’une pratique féministe autonome en matière d’avortement.
Le mouvement anti-choix
Le mouvement anti-choix connaîtra, à partir du milieu des années 1990, un regain de vitalité et gagnera en crédibilité au fur et à mesure que la droite morale et religieuse (prolongement d’un conservatisme économique et politique), férocement antiféministe, s’installera dans les arcanes du pouvoir. Fouetté par les défaites de 1988, 1989 et 1991, il se réorganise et prend de l’ampleur surtout du côté des provinces anglophones et le Parti conservateur dirigé par Stephen Harper leur servira de véhicule politique14.
Sous le leadership du pape Jean-Paul II, l’Église catholique lance une vaste offensive antiavortement au plan international afin de combattre « la culture de la mort ». Des pressions sont exercées par Rome sur les épiscopats nationaux afin qu’ils prennent position « en faveur de la vie », et qu’ils s’impliquent activement pour empêcher toute libéralisation des lois relatives à l’avortement. Au Canada, le mouvement anti-choix emprunte les méthodes et stratégies du mouvement anti-choix américain. Le Québec fait bande à part alors que plus de 80 % de la population donne son appui au libre choix, ce qui maintient le mouvement anti-choix québécois dans la marge.
Ses stratégies et moyens d’action consistent principalement à faire élire des députés anti-choix, à présenter des motions et projets de loi à la Chambre des communes afin d’interdire ou du moins restreindre l’exercice du droit à l’avortement, la mise sur pied de centres d’aide à la grossesse, l’organisation de chaînes de la vie et de manifestations. La construction d’un discours qui assimile le fœtus à un enfant, à une personne humaine et l’avortement à l’Holocauste permettent d’assimiler l’avortement à un meurtre. S’ajoute à cette variété de moyens, le harcèlement des cliniques d’avortement et de son personnel, la désinformation (par exemple sur le syndrome post-avortement), et plus récemment la lutte ouverte à la contraception.
Le mouvement pro-choix
De son côté, à la suite des triples victoires de 1988, 1989 et 1991, le mouvement pro-choix connaît une certaine démobilisation. Fort des décisions de la Cour suprême et de l’échec du gouvernement Mulroney à recriminaliser l’avortement, les militantes sont convaincues que la question est réglée. Et puis le mouvement féministe doit s’attaquer à d’autres questions urgentes alors que l’antiféminisme se manifeste avec plus d’insistance.
À la suite de la disparition, en 1997, de la Coalition québécoise pour le droit à l’avortement libre et gratuit (CQDALG), la FQPN prend la relève conjointement avec la Fédération des femmes du Québec (FFQ). Malgré ses maigres ressources, la FQPN exerce une vigilance constante sur la situation des services d’avortement au Québec, tant au regard de leur accessibilité que de leur qualité, et publie à cet effet les résultats de deux recherches en 2002 et 2010. Elle met à jour tous les deux ans son répertoire des services d’avortement. En 2005, elle participe à la campagne pancanadienne afin que la COU soit offerte en vente libre, car rien ne justifie l’obligation de consulter un pharmacien pour l’obtenir. Sans compter, la disparition des cours d’éducation sexuelle dans les écoles qui requiert son attention.
Sur le plan législatif, la FQPN mobilise tous les membres du réseau pro-choix afin de contrer toute tentative de recriminaliser l’avortement ou de limiter l’exercice de ce droit. L’élection en 2004 d’un gouvernement conservateur minoritaire fait craindre le pire. Afin de riposter plus efficacement aux éventuelles attaques anti-choix, la FQPN met sur pied, en 2006, le Comité de veille stratégique qui se veut un lieu de concertation des différents acteurs dans ce dossier. Il réunit des représentantes des syndicats, de groupes de femmes, de militantes individuelles. Le Comité organise une importante manifestation en septembre 2008 contre le projet de loi C-48415 (2008) à laquelle participe plus de 5 000 personnes. Il s’oppose avec vigueur et mobilise tout le réseau pro-choix contre la motion M-31216 (2012) et plus récemment la motion M-40817 (2013).