LE DARD D’OR, OU LE DARD VENIMEUX DU DESTIN BORNÉ
Nicole Ollier*
La lecture aujourd’hui du poème de Céline Boyer, amie dont je connais aussi la danse éblouissante, l’écoute impromptue de Julia Kristéva présentant hier à la radio Thérèse mon amour : sainte Thérèse d’Avila, le souvenir vivace de la soutenance de Mélany Bisson de la thèse magistrale que j’eus l’honneur de co-diriger, disons plus modestement, d’accompagner, Éthique du devenir sujet femme : le sacré aux frontières de la jouissance, illustrée par la même statue du Bernin qui précède la transcription d’une conférence kristévienne sur la Sainte me fourniront le fil de cette modeste réflexion sur l’écriture au féminin, ces derniers jours de juin.
Dans ces coïncidences, j’aime lire des convergences, qui ont peut-être trait au corps, à l’âme et à l’esprit. Toutes trois sont Docteures, Thérèse fut la première femme Docteur de l’Église avec Catherine de Sienne.
Thérèse d’Avila essaima des couvents en Espagne ; son écriture lui permit de prolonger sa mission sur terre en transmettant sa doctrine, mais aussi de survivre dans un corps fragile et douloureux (Chemins de perfection, Le Château intérieur, Oraisons). Son Livre de ma vie (1560) ne fut pas diffusé à l’époque et ses confesseurs l’incitèrent à gommer les traces personnelles de son écriture. Dès son jeune âge, elle fut soumise à des souffrances corporelles extraordinaires et manifesta des symptômes physiques hors du commun, tels une paralysie de deux ans, des comas épileptiques qui en d’autres lieux ou à d’autres époques, l’auraient conduite au bûcher comme sorcière. La Transfixion que représente la statue du Bernin fut inspirée par le témoignage de la carmélite : un ange était apparu à ses côtés et lui avait transpercé le cœur d’un dard d’or, expérience qu’elle raconta et que certains psychanalystes eurent beau jeu de qualifier de sado-masochisme.
Je vis un ange proche de moi du côté gauche… Il n’était pas grand mais plutôt petit, très beau, avec un visage si empourpré, qu’il ressemblait à ces anges aux couleurs si vives qu’ils semblent s’enflammer … Je voyais dans ses mains une lame d’or, et au bout, il semblait y avoir une flamme. Il me semblait l’enfoncer plusieurs fois dans mon cœur et atteindre mes entrailles : lorsqu’il le retirait, il me semblait les emporter avec lui, et me laissait toute embrasée d’un grand amour de Dieu. La douleur était si grande qu’elle m’arrachait des soupirs, et la suavité que me donnait cette très grande douleur était si excessive qu’on ne pouvait que désirer qu’elle se poursuive, et que l’âme ne se contente de moins que Dieu. Ce n’est pas une douleur corporelle, mais spirituelle, même si le corps y participe un peu, et même très fort. C’est un échange d’amour si suave qui se passe entre l’âme et Dieu, que moi je supplie sa bonté de le révéler à ceux qui penseraient que je mens… Les jours où je vivais cela, j’allais comme abasourdie, je ne souhaitais ni voir ni parler avec personne, mais m’embraser dans ma peine, qui pour moi était une des plus grandes gloires de celles qu’ont connues ses serviteurs. » (Vie de Sainte Thérèse, chap. XXIX).
Cette extase représente l’acmé de ses visions, ou « auras » mystiques, nées d’une fusion amoureuse avec Dieu au cours de la prière d’oraison, et qui furent soumises à l’Inquisition. D’après Kristéva, elle ne dut son salut qu’au soutien de théologiens qui voyaient l’intérêt de son implication dans une religion plus austère s’appuyant sur le dogme, prisaient son exigence d’ascétisme, même si la moniale demandait aussi aux religieuses d’être gaies, les incitait à jouer aux échecs en dépit des consignes, pour « faire échec et mat au Seigneur», ce qui la place ailleurs que dans la soumission passive. Kristéva décrit son corps au moment de prendre l’habit comme un « champ de bataille » (Vers les monothéismes, Publ. N° 96, 2006).
N’est-ce pas aussi un champ de bataille que décrit dans la présente revue le poème de Céline, déterminée à faire échec et mat au crabe qui la mord, la mort, l’Amor ? Thérèse avait conçu la théorie des quatre eaux pour démontrer la meilleure manière d’arroser son jardin pour Dieu, qui était de bénéficier de la pluie du ciel. Kristéva commente son sentiment océanique de fusion dans l’eau, de liquéfaction, fluidification, qui lui fait trouver Dieu au fond de son âme. Céline, qui a choisi l’anagramme de son nom, enciel, comme nom de plume et qui, dans son spectacle de danse, figurait un jeune homme mort sous les traits d’un ange avec des ailes, emprunte la métaphore de l’Océan comme lieu d’une catabase, noyade d’Ophélie rasée, où le crabe devient dents de la mer, « Les dents de l’océan grignotent mon sein en silence ». Avec ses « frères de bataille », elle part à la chasse au crabe, guidée par les baleines, qu’elle chevauche, qui la guident, lui « ouvrent le passage, hiérophantes de silence » ou encore créent des vagues pour « faire danser l’océan » quand il est de boue. L’océan menaçant se fait tendre, les dents le cèdent à la caresse érotique de la langue qui lape. Les gouttes d’eau des embruns couronnent de perles son crâne nu tandis que l’eau de pluie, cathartique et baptismale, « lave ses doutes » et « la baptise sur la grève ». Elle devient Aphrodite née de l’écume, Isis qui remembre son propre corps démembré, restaure les tissus corporels déchirés, à qui les mouettes prêtent leurs ailes ; elle se démarque des images morbides d’Anne Sexton qui courtisait la mort en déconstruisant sa métaphore du « final rocking », « Je ne materne pas la mort vous savez / Je n’ai pas de place dans mes bras pour la bercer ». Elle se rapproche de Sylvia Plath lorsqu’elle se sent reine des abeilles elle aussi, mais débarrassée des sueurs froides de la femme poète américaine, « Je redeviens intense. Immense», essaimant sans doute, mais se débarrassant des dards de l’essaim. Elle est aussi Noë/e sauvé/e de la noyade par l’omission de l’i grec.
Cette célébration de la vie en danger, loin d’être une bataille de haine et de vengeance contre l’ennemi, est un chant d’amour qui se tourne vers le cosmos, la lune du crâne et le soleil-sein guéri, et vers le sacré comme forme de sublimation, de victoire, qui prend la forme d’un œcuménisme, universalisant, fédérant les croyances et les religions :
Je vais construire des basiliques de beautés écarlates,
Des mosquées de joie éclaboussante, des mausolées de myosotis éclatants,
Des cathédrales d’amour et des panthéons de rire.
Une amie me disait un jour que des connaissances, pour la communion de leurs filles, organisaient une réception dans leur jardin. Or les arbres trop récemment élagués offraient des branches nues, auxquelles ils avaient noué des rubans pour couvrir leur nudité : c’est ce qu’entreprend la Céline du poème avec ce crâne lisse, et le simulacre devient fiat, les cheveux repoussent. Le silence, les cendres, l’enlisement dans la glaise, font place au cri de renaissance, au feu libérateur et prométhéen, à l’essor dans l’éther :
Si je me sens bâillonnée, je hurle, ballerine, aussi fort que les loups du monde,
Si je me sens enlisée, je danse, au cœur des alizés, ivre par la vitesse de mes rondes.
Et ces vers comme destinés aux lectrices de L’autre Parole et où se lit la « Bonne Nouv’ailes » — la troupe de danse de Céline s’appelle aile en ciel »,
Je veux exploser de rire, voler en éclats, voler de mes propres ailes.
Le vent chahute ma robe délabrée mais je me sens nouvelle,
Dans le poème, l’écriture poétique s’est avérée curative, elle a permis de « recoudre » le tissu, non seulement de la robe, mais du sein transpercé par le dard du destin : « Ma robe n’est plus déchirée, la poésie a recousu toutes les plaies du tissu ». Il est tentant de reconnaître dans ce « dard venimeux du destin borné » le pendant symétrique du « dard d’or » de l’ange visitant Sainte Thérèse et qui lui aurait transpercé le cœur. Chez Thérèse, il provoqua la blessure, mais la fusion, la vision et l’extase d’une mystique qui avait besoin de se sentir aimée de Dieu pour aimer. Chez Céline, il ne la noie ni ne la brûle car elle se relève Phénix, de ses cendres, ou remonte de son abîme de glaise pour aller danser à la surface et même s’envoler dans le ciel, vivante, aimante, brandissant l’amour de la vie triomphante et la vie de l’amour. Je me souviens de correspondances avec Céline, au beau milieu de séances éprouvantes de chimiothérapie, et de sa description de cette descente — ces « océans de silice », qui rappellent les flagellations de la Sainte espagnole — comme d’une purification, autant dire une ascèse, l’une des trois portes du « château intérieur » de Thérèse, qui lui permettent d’atteindre l’âme, les deux autres étant la prière et la méditation. L’ironie terrible veut qu’après sa mort, le corps de Thérèse, résistant à la putréfaction, devint l’objet d’un culte si captateur que ses plus ardents admirateurs le découpèrent littéralement en morceaux, dispersés aux quatre coins de l’Espagne, du Portugal et de l’Italie : telle Osiris, elle aurait eu besoin d’une Isis pour la remembrer.
Au risque de sembler simpliste, voire blasphématoire, j’aimerais mettre en parallèle ces écritures et expériences de vie, malgré ou peut-être en raison de leur éloignement dans le temps, les cultures et la forme et rapprocher ces parcours indépendants. En effet, dans la sublimation de la douleur, de la révolte et de la peur grâce à la médiation de l’art, se lit une rédemption, par la danse et par l’écriture dans le poème, ainsi qu’une prière qui rend grâces au Créateur, dans un syncrétisme des références païennes et religieuses, mythologiques et littéraires. Concernant la transe de Thérèse, la psychanalyste Kristéva citait le terme de « psyché-soma » de Winnicott, vocable dans lequel je lis le lien privilégié dans l’écriture féminine, du corps et de l’inspiration créatrice. Susan Gubar et Sandra Gilbert ont suffisamment démontré le recours aux fluides corporels comme métaphores de cette écriture. Ce n’est pas tout. Le verbe devient performatif, salvateur, il mène un combat, assure la victoire, libère des forces infernales, puise dans les forces chtoniennes (la danseuse prend racine, tel un arbre), ouraniennes (les mouettes lui collent aux épaules et elle s’envole) et bien sûr aquatiques. C’est dans son corps meurtri, transpercé par le dard, qu’elle tire la substance de sa résurrection et parvient à une métamorphose, une forme de transubstantiation. Le miel et le lait coulent de ce sein jadis blessé. À la « passion sublimatoire » thérèsienne, répond la passion de la beauté ou de la bonté tout aussi sublimatoire de Céline.
La « patiente » a choisi deux moyens d’expression pour dépasser le mal, la poésie et la danse, deux médias : quand l’art est ouvert, la poésie et la danse peuvent s’interpénétrer, comme la peinture et la musique. Hoek utilise le terme de transmédialité pour décrire une relation verbo-visuelle entre deux œuvres ou au sein d’une même œuvre, avec divers cas de figure selon la cohérence de l’ensemble et la distinction de chaque aspect. Au-delà des gloses académiques, l’on peut remarquer à quel point les femmes, les jeunes femmes particulièrement, expriment avec leur souffrance physique, leur corps tout entier, et encore somatiquement, si l’on peut dire, à travers leurs mots. Quand les mots surgissent pour dire, une première bataille est gagnée — souvenons-nous de l’ouvrage de Marie Cardinal. Dans son texte poétique « La Venue à l’écriture », Hélène Cixous évoque le sensuel corps à corps avec un texte qui se mange, la nourrit, avec qui elle fait l’amour et sa venue vitale à l’écriture : « Sans elle —ma mort— je n’aurais pas écrit […] il faut avoir été aimée par la mort, pour naître et passer à l’écriture. » « Encore ici, j’écris vie. La vie : ce qui touche à la mort ». Touchant à la mort, la vie touche aussi à l’amour et au corps, « Toujours le texte s’écrit sous la douce contrainte de l’amour. » Le travail de l’écriture est une mise au monde charnelle, « chaque texte un autre corps », « c’est ma chair qui les signe ».
Nous ne sommes plus à l’époque de l’Inquisition, qui confisqua le manuscrit de la vie de la sainte d’Avila et si Thérèse vivait de nos jours, moins contrainte au refoulement, peut-être ses paroles trouveraient-elles d’autres voies ouvertes que celles du corps pour fusionner avec l’Amour sublime de Dieu, encore que cette pensée soit manifestement à la fois naïve et réductrice. Mais, pour revenir à la troisième tête du trio, ni espagnole, ni française, mais québecoise, Mélany, qui sait aussi ce que signifie le corps-champ-de-bataille, elle se souviendra, sans polémique aucune, de certaines réactions à sa thèse : une respectable et admirée collègue, québecoise aussi, semblait gênée qu’une parole poétique puisse crever la surface lisse du discours scientifique, brillamment et rigoureusement académique, qu’une respiration personnelle vienne trahir, derrière le logos scientifique, la présence d’une femme de chair et de sang, douée d’un affect et d’un désir : le désir d’ex-ister, d’être en dehors de la parole rangée, de montrer le bout de sa sensibilité. Pas de lyrisme, cachez ce sang que je ne saurais voir ! La pudeur académique se fige, glacée devant la parole personnelle, fût-elle voilée, secrète, comme les confesseurs de Thérèse devant le récit de sa vie, qui n’était pas à montrer. Ne parlons pas de l’Inquisition, à qui il fallut démontrer les vertus scientifiquement et radicalement théologiques de la moniale.
Pour Céline, toujours sans que le verdict d’excellence en fût par ailleurs modifié, une éruption violente arrosa l’assistance lorsque fut brandi un élément du péritexte, selon la terminologie de Genette, en l’occurrence une brochure bibliographique d’une femme poète du corpus de la thèse, dont l’envoi traduisait pour la membre du jury outrée, la « foi » de la candidate ou pire, son prosélytisme. Comment, dans la République laïque — qui multiplie les cours et séminaires sur les religions, en dehors de toute faculté de théologie ou de formation spécialisée, mais avec un touche-à-tout-isme fervent et débordant — comment était-il possible de laisser entrevoir sa croyance en l’au-delà ? Crime de lèse-logos !
Pour clore cette méditation déambulatoire et dilettante, que j’aurais voulue philosophique si j’avais eu les moyens de cette prétention, j’aimerais en revenir au Logos, guidée par le titre du poème de Céline Boyer et sans prendre le temps d’un détour par la psychanalyse concernant les jeux de mots. Céline détient l’art des homonymies, dont le poème holorime d’Alphonse Allais donne un exemple extrême, « Par le bois du Djinn, où s’entasse de l’effroi, parle ! Bois du gin ! … ou cent tasses de lait froid. » L’exercice consiste à écrire par-dessus des mots d’autres sens qui se superposent sans tout à fait se substituer aux premiers, dont la mémoire reste en filigrane ; il traduit un désir ludique, pouvant tirer vers la dérision mais reste parfois sérieux, tendant à la subversion. Il déstabilise la fixation du dictionnaire et invite à la danse : valse des sons, des mots, qui virevoltent, entrent, non en religion mais en dialogisme, voire en transe, carnavalisent. Ne pas croire au sens premier des mots, ne pas figer le sens, privilégier l’oreille, comme Alice au Pays des Merveilles, « take care of the sounds, and the sense will take care of itself », si bien que le mot se lit aussi bien de droite à gauche, en miroir ou en désassociant les unités premières : le dard d’or.Leu (=loup, XIe) d’art dort, l’art dort, l’art d’or. Ne possédant pas ce talent naturel, cette vision spontanée ou cette traduction instantanée, je ne saurais échanger avec brio. Il est manifeste que la borne du destin, comme les bornes du pré-découpage syntagmatique de la phrase ou les bornes phonématiques du mot, sont aisément franchies et joyeusement sautées par Céline, comme elle a su changer son destin, à l’instar de la jeune héroïne, Paloma, de L’Élégance du hérisson de Muriel Barbéry. Le Verbe l’y aida. Elle sut danser avec les mots, écrire avec son corps et essaimer dans les théâtres, les salles de spectacle et les hôpitaux pour la cause du cancer et du sida et ce geste est sans doute un plaidoyer pour le Dire, pour le Lire, pour l’Écoute et pour la liberté d’Être et de penser. De la même manière, Mélany ne s’est pas arrêtée à une brillante thèse doctorale novatrice mais a mis en pratique l’art de l’écoute, de la compassion et du réconfort dans ses nouvelles fonctions hospitalières, où elle organise des cellules de crise pour aider à gérer la douleur, la peur, la perte, qui touche encore à l’amour, la vie, la mort : aide vitale qui passe par le dire, par les mots, que l’on entendra comme on voudra. Merci à elles de ré-écrire la Vie.
* Professeure Nicole Ollier, à l’UFR des Pays Anglophones de l’Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3. Docteure d’État de la Sorbonne Nouvelle en Littérature Comparée.