Le souffle en lettres
Si c’est à la fois l’ascèse et le privilège de la poésie de s’avancer dans la connaissance fondamentale des trois mondes de la chair, de l’âme et de l’esprit, c’est aussi sa vocation d’orienter toute beauté vers la transcendance de la Vérité1.
Ce propos de Rina Lasnier (1915-1996), une poète québécoise qui s’est souvent laissé imprégner par les textes bibliques, me fournit une introduction à la présence de la spiritualité dans l’écriture des femmes. Comment le divin surgit-il dans leurs textes ? Comment font-elles circuler le souffle, la ruah dans leurs compositions littéraires ? Réfléchir sur ces questions nous fait toucher rapidement le monde mystique. C’est pourquoi ce sont deux mystiques : Marie de l’Incarnation et Thérèse d’Avila que je citerai; en premier lieu, dans ma présentation.
Là où transpire la séduction.
Marie de l’Incarnation, fondatrice des Ursulines en Nouvelle-France, (1599-1672)
Même si nous essayons d’entrer dans la séduction spirituelle dont elle parle, (Lettre II2, début 1627), ce sont des plus doux respirs (sic) de son âme et des jouissances les plus amoureuses avec le Père, le Fils et la Trinité dont nous entretient Marie de l’Incarnation dans ses 278 lettres et ses Relations sur sa vie spirituelle. Dans sa première lettre à son directeur, n’exprime-t-elle pas l’incompréhensible majesté de Dieu ; le caractère immanent de son omniprésence : « Mon âme, se voyant comme absorbée dans la grandeur immense et infime de la Majesté de Dieu, s’écriait: « O largeur, ô longueur, ô profondeur, ô hauteur infinie, immense, incompréhensible, ineffable, adorable ! Vous estes, ô mon grand Dieu, et tout ce qui n’est pas, qu’en tant qu’il subsiste en vous et par vous. Ô éternité, beauté, bonté, pureté, netteté, amour, mon centre, mon principe, ma fin, ma béatitude, mon tout ! » (Lettre 1, fin 16263).
Ce qui nous captive chez Marie de l’Incarnation, c’est qu’elle nous livre sa propre expérience. « Je dis cette communication expérimentale4 », affirme-t-elle, dans sa Relation autobiographique de 1654. Et dans ses treize états d’oraison, elle nous partage tout ce qu’elle a vécu depuis son enfance où elle a entendu l’appel de la divine Majesté. À propos d’un songe qu’elle a eu à l’âge de sept ans, elle déclare : « Mais il y avait un secret que je ne connaissais pas5 ». Ce secret, qui la tiendra toute sa vie, elle nous le dévoilera dans ses écrits.
Là où triomphe le symbolique.
Thérèse d’Avila, la réformatrice du Carmel (1515-1582)
Les symboles prennent une place importante dans l’expression de la spiritualité. Chaque auteure se constitue son propre répertoire dont elle aime tirer profit et se l’approprier de façon unique même si ce répertoire n’est pas essentiellement original, car il est relié à sa religion de base, à savoir le catholicisme.
Voici comment Thérèse d’Avila interprète le symbole de la croix :
De la croix, l’épouse dit
à son Aimé
qu’elle est un « précieux palmier »
car il est monté,
et que son fruit a convenu
au Dieu du ciel,
et elle seule est le chemin
qui mène au ciel.
Qu’elle est une « précieuse olive »
la sainte croix,
et qu’elle nous oint de son huile
et nous éclaire6.
La réformatrice du Carmel a connu nombre d’expériences douloureuses dans sa vie. Un jour, par exemple, un ange la transperça de sa flèche, plongeant la pointe de feu dans son coeur, puis la retirant lentement, la laissant tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu. À partir de là, les mots ne cessèrent de jaillir sous sa plume pour nous faire connaître ce qu’est le château de l’âme : « On peut considérer l’âme, écrit-elle, comme un château qui est composé tout entier d’un seul diamant ou d’un cristal très pur, et qui contient beaucoup d’appartements, ainsi que le ciel qui renferme beaucoup de demeures7 ». L’utilisation des symboles, des métaphores crée, chez elle, un espace de créativité où le souffle peut se déployer à loisir. L’évocation du feu, de torrents d’eau vive, l’allusion au jardin, au soleil, sont autant d’images qui viennent marquer le territoire du spirituel et y éclore.
Là où se fait sentir l’influence biblique.
Rita Lasnier, poète québécoise (1915-1996)
Dans son oeuvre, Rina Lasnier nous révèle un fort attrait pour les textes bibliques. Le chant de la montée en est une illustration percutante. Les chants de Rébecca, de Rachel, de Lia et Rachel s’y font entendre selon une nouvelle version.
Chant pour Rachel
Rachel ! il vient celui qui change la pierre
En un buisson ardent où Dieu s’est incliné.
Ton gémissement de Tourterelle noire
A embaumé le sol de la stérilité
Et le désert n’est plus qu’un lent balsamoire.
Les anges ont fortifié Jacob contre le Puissant
En appuyant sur lui leur force fraternelle et contraire,
Et Jacob a saisi le talon d’or pour l’incruster dans la poussière.
Il a fêlé le coeur du ciel ;
Par cette fissure il a vu les anges
Vendanger pour lui, à même la lumière,
Les astres et les étoiles sans défiance.
Rachel ! tu es petite et brune comme l’épeautre
Mais c’est à toi seul qu’adhéré la promesse sans fraude,
C’est dans ton humble sein que viennent s’égaliser
La justice frustrée et l’Amour comblée8.
À la suite de Rita Lasnier, les auteures d’inspiration chrétienne n’ont pas manqué de s’appuyer sur la Bible pour exprimer leur relation au divin et, réaliser ainsi des réécritures. Les expériences vécues dans L’autre Parole nous font reconnaître et apprécier les capacités de nos devancières dans cette pratique.
Là où s’anime le souffle
Eh ! oui, le souffle de femmes. Les féministes n’ont pas manqué d’en parler et les écrivaines de l’inscrire dans le titre d’au moins trois ouvrages. D’abord, Hélène Cixous avec Souffles9:
Et maintenant, qui naître ? (p. 9)
Aspiration, voilà ce que je suis. (p. 10)
Je suis récente, née d’un éveil à peine ébauché, (p. 18)
Il faut partir — Aller — où — on ne sait pas, naître encore, mais plus loin. (p. 223)
Le désir de naître, de s’affirmer, de savourer de mille et une façons la vie, c’est ce qui surgit à travers des écritures de femmes. Dans leur rapport au religieux, dans leur relation au divin, les expressions en termes de souffles sont de plus en plus accentuées. La citation suivante en témoigne :
Nous avons choisi l’appellation Souffles de femmes parce que le souffle, le vent marquent dans les traditions juive et chrétienne les créations, les renouvellements, les pentecôtes. « Tu envoies ton souffle, ils sont créés, tu renouvelles la face de la terre » (Ps 104, 30). Dans le domaine de la religion, des femmes laissent de plus en plus libre cours à leurs souffles d’inspiration et de création qui donnent l’élan nécessaire pour le travail d’écriture et qui iront briser les inerties, défaire les lassitudes et vivifier les sources profondes de dynamisme de toutes celles qui pétrissent le pain de l’autonomie et de la liberté10.
Luce Irigaray s’est, elle aussi, aventurée à dépister ce qui anime profondément les femmes. Dans son livre intitulé Le souffle des femmes11, elle présente différents credos au féminin. « Le souffle des femmes ? C’est le signe premier de leur naître à elle-même, de leur venue au monde spirituelle, de leur découverte d’une incarnation propre12. »
Et combien d’autres femmes ne pourrait-on pas citées ici : une Julienne de Norwich, par exemple, une Hildegarde de Bingen, etc. Heureusement L’autre Parole demeure toujours présente pour susciter un aller plus loin.
MONIQUE DUMAIS,
Groupe de Rimouski, Houlda