Le thème de l’incarnation au fil des revues L’autre Parole

Le thème de l’incarnation

au fil des revues L’autre Parole

Christine Lemaire, groupe Bonne Nouv’ailes, L’autre Parole

L’incarnation est un thème récurrent, au cœur de la réflexion et de l’action de la collective L’autre Parole depuis ses tout débuts, en 1976. Il s’impose donc d’en faire le récit, en prenant comme marqueurs les quatre numéros de la revue qui y ont été entièrement consacrés. Ceux- ci nous permettront de saisir l’évolution d’une parole forte et emblématique, portée par des féministes chrétiennes.

1978

Le premier colloque de la collective, tenu à l’été 1978 à Rimouski, avait déjà pour thème le corps des femmes. Dans le numéro annonçant l’événement1, on avait invité les éventuelles participantes à venir partager leurs questionnements les plus pressants.

Marie-Andrée Roy qualifie la proposition de L’autre Parole d’« audacieuse et vertigineuse », et ce, pour quatre raisons. D’abord, la réappropriation du corps concerne toutes les femmes. Ensuite, chacune ne peut ignorer la réalité matérielle et corporelle de son propre corps. La troisième raison est la nécessité de s’ancrer dans une praxis avant de faire évoluer la corporéité vers les idées et les écrits. Enfin, l’autrice affirme qu’« une théologie féministe n’a de sens que si elle reconnait l’importance et la place du corps libéré dans son propre discours2 ».

Le numéro suivant propose un compte rendu de cet événement. Marie Gratton y expose ses réticences face au thème choisi, qui tiennent à la dualité malsaine entre corps et esprit, bien qu’elle admette que « ce colloque, qui a permis aux femmes de se dire entre elles, pour mieux se comprendre, m’est apparu fort utile3 ». Elle salue au passage une plongée préalable dans la

Tradition chrétienne, nécessaire pour solidifier l’assise sur laquelle les discours ont pu émerger4.

Pour cette autrice, les corps des femmes et des hommes sont « pétris de la même farine5 ». Les hommes « ont avantage à minimiser cette réalité pour ne pas avoir à en assumer les implications qui sont énormes, on s’en doute bien6 ». Elle retire de cette rencontre l’idée « fascinante » que

« nous ayons des choses importantes à dire aux hommes sur la relation à Dieu, en tant que femmes ayant vécu des expériences privilégiées de possession et de dépossession7  ». Elle déplore enfin le fait que le christianisme se soit développé sur des « données enfouies profondément dans l’inconscient collectif et véhiculées par la culture » et qu’il « ait contribué à ancrer plus profondément les tabous et les mythes ancestraux sur la femme plutôt que de les transcender8 ».

Sans nul doute, ce colloque a été fructueux en prises de conscience. France Bélanger en a tiré l’idée que l’homme « refuse son propre corps à travers celui de la femme 9  ». Béatrice Gothscheck affirme pour sa part : « Nous avons compris qu’une “prise de parole” doit se réaliser par une réappropriation “totale”, c’est-à-dire celle de notre corps et de notre discours10. »

La question du corps des femmes se présente donc dans ce colloque comme un asservissement par un système dont les images et les comportements d’exclusion font obstacle à son autodétermination. En d’autres mots : « Nous sommes encore des colonisées 11  », conclut France Bélanger.

1991

Treize ans plus tard, c’est au tour du comité de rédaction de la revue de se pencher sur le thème de l’incarnation. De façon exceptionnelle, le numéro s’ouvre sur un poème de Dyonisa, première poète de L’autre Parole :

Mon corps se consumait d’amour :

Pourquoi m’ont-ils brûlée?

Mais ma chair calcinée s’est faite Verbe;

Et ce Verbe a habité parmi eux; ce Verbe habite parmi eux.

Et de cette Autre Parole, l’Espérance est née12.

Dans le liminaire qui suit, Rita Hazel proclame : « Dieue [sic] s’est fait homme. […] Il s’est fait femme aussi. On ne le dit pas assez. Il continue de s’incarner en chacune de nous13. » Le concept de la Christa n’est pas encore dans le langage de L’autre Parole, mais il n’est pas bien loin ! L’autrice déclare aussi que l’éducation chrétienne est une chape de plomb de laquelle il faut se libérer.

Un texte d’Ivone Gebara est central. Sa lecture nous amène cependant à constater que les idées phares de l’argumentaire étaient déjà bien présentes dans les discours rapportés du colloque de 1978. S’appuyant sur la théologie de la libération, l’autrice affirme d’entrée de jeu que le corps doit devenir le nouveau point de départ pour la théologie morale. C’est en effet « du corps que partent tous les problèmes et vers lequel tendent à converger toutes les solutions14 ».

Elle poursuit : « Partir du corps, c’est partir de la première réalité que nous sommes et que nous connaissons15. »

La théologienne brésilienne évoque le premier mythe de la création, où le corps d’Ève est avant tout « le désir d’un autre corps16 », celui d’Adam. Le fait de lier le corps des femmes à la sexualité fait en sorte que le rejet de la sexualité mène au rejet des femmes. Elle écrit :

Les hommes de la religion, marqués par un profond dualisme, avaient peur d’être engloutis par les abîmes profonds de leur propre moi, par les forces mystérieuses de la vie exprimées par le corps de la femme. Ils ont confondu ce corps avec leurs peurs existentielles. Pour cela, ils l’ont fui17.

Cette peur du corps des femmes devra pourtant être transcendée, de telle sorte qu’elle devienne « la peur de l’homme et de la femme devant le mystère de l’existence18 ». En d’autres mots, la peur du corps des femmes ne doit plus servir à camoufler une peur existentielle plus profonde et tout simplement humaine. En revanche, le fait d’accepter le corps des femmes entrainerait une nouvelle organisation de l’espace et des pouvoirs « sacrés » ; c’est aussi pourquoi il reste menaçant19.

Ainsi, une libération du corps, particulièrement celui des femmes, est à accomplir. « Partir du corps c’est le racheter, c’est accueillir en lui la création comme profondément bonne20. » Elle célèbre l’énergie divine en chacune de nous et la sexualité comme expression de cette même énergie.

Outre le texte de Gebara, la plupart des articles de ce numéro portent sur des enjeux tels que la violence et l’appropriation du corps des femmes. Seul le dernier, intitulé « hymne à mon corps », est plus positif.

1997

Le colloque de 1997 a fait date selon Denise Couture qui indique, dans son ouvrage Spiritualités féministes21, qu’il s’agit là du lieu de naissance de la Christa, pour les femmes de L’autre Parole. Il faut croire que notre fleuve Saint-Laurent est fécond, puisque c’est aussi à ses pieds, à Rimouski, que L’autre Parole était née vingt ans plus tôt !

Dans le but de raffermir les bases de la discussion à venir, une présentation de Louise Melançon fait un tour de la question en citant les théologiennes féministes étatsuniennes. Elle mentionne notamment que Elisabeth Schüssler Fiorenza22 situe Jésus dans la tradition de la Sagesse, la Sophia, et porte attention au caractère inclusif du Christ Sauveur en même temps qu’au modèle d’égalité qui qualifie « la suite de Jésus23 ».

Puis, la discussion s’enclenche, menée par le groupe Bonne Nouv’ailes. Cinq grands énoncés se dégagent au moment de la plénière.

Premièrement, la Christa est la libération d’une parole qui elle-même libère24. « Ce langage donne une force pour avancer vers le sacré », pour s’en réapproprier les symboles. Elle donne la confiance en soi nécessaire pour y parvenir25. Dans un article subséquent, Monique Dumais viendra confirmer cette idée « fortement démontrée » que « des références à des symboles féminins pour représenter Dieu peuvent contribuer à développer et à accroître l’estime de soi chez les femmes26 ».

La  deuxième  grande  idée  est  que  la  Christa  est  une  incarnation  du  divin  au  cœur des expériences des femmes. « Christa pousse à vivre son humanité dans toutes ses dimensions27. » « Christa est vie, mouvement, respiration, battement de cœur, marche, dépassement, malgré nos périodes de stagnation28 », écrit Marie-Josée Riendeau à ce sujet.

Le troisième énoncé stipule que l’intensité de la présence de la Christa pousse à l’audace prophétique. Elle peut être vue comme une image de mise au monde29, image qui sera d’ailleurs reprise lors de la célébration.

Le quatrième énoncé proclame que nous sommes toutes ensemble Christa. Christa est communautaire. Communauté de femmes, bien sûr, mais aussi avec les hommes. « C’est autant dans les dimensions homme que femme que Jésus ressuscite30 », une conviction qui habitait déjà Rita Hazel en 1991.

Enfin, la cinquième grande idée est de nature réflexive. On a dès lors mesuré l’importance de ce que l’on était en train de vivre.

L’ensemble des membres de L’autre Parole a construit des sens autour de la Christa, de manière créative, sans entraves, sans remise en question fondamentale de ce terme qui nous vient de la tradition de la théologie féministe qui, elle-même, a reconstruit un terme traditionnel du christianisme en le féminisant. Nous avons construit sur une construction31.

Une célébration mémorable clôt ce colloque, dont la prière eucharistique est restée dans les annales de la collective. Comme il a été évoqué plus haut, on y emploie la figure de la parturiente pour imager la fraction du pain et du vin.

Au moment d’être délivrée et d’entrer en travail,

elle prit son courage à deux mains, elle rendit grâce,

les eaux se rompirent

et les sages-femmes comprirent qu’elle était

près de donner la vie.

Elle dit : Voyez, accueillez et aimez Ceci est mon corps, ceci est mon sang32.

Forte de l’audace insufflée par la Christa, L’autre Parole se fait prophétique. La parole libérée est libératrice et s’incarne dans une expérience corporelle proprement féminine. La collective a, ce jour-là, fait advenir un nouveau discours spirituel pour les femmes du Québec.

2019

En 2019, le thème est repris en colloque, cette fois sous la forme de l’incarnation de la Sagesse. Selon Pierrette Daviau qui présente le numéro : « La découverte et l’affermissement de la théologie féministe de la libération ont permis à la Sagesse de prendre place dans ses expériences de vie33. »

Encore une fois, le thème prend la forme de nos expériences racontées. Un cercle de parole permet d’affermir l’audace et la sérénité des participantes à l’égard de ce sujet. La Sagesse s’inscrit entre nous comme un « vortex d’énergies ». « À l’unisson de nos intentions, raconte Nancy Labonté, l’Esprit nous engage à sortir du cercle, plus confiantes, car la Sagesse s’incarne en nous naturellement, au fil de nos abandons34. »

La Sagesse émane des mots de Denise Boucher, de Monique Dumais, d’Hélène Pedneault et d’Aida Tambourgi. Cette dernière rappelle que la Sagesse est esprit, la Ruah, et que cette Ruah s’incarne en nous, à travers un corps asservi, « qui ne permettait d’aucune façon l’accès au salut.

Ce n’est donc qu’en libérant nos corps que nous pourrons accueillir la Sagesse dans toute sa

réalité et suivre son chemin35. »

Encore une fois, la parole se fait réflexive : « Notre méthode de travail constitue en soi une forme de sagesse. Nous sommes toutes appelées à exercer notre discernement. Ce faisant, nous mettons en action l’idée que nous pouvons être porteuses de sagesse, de la Sagesse, que nous pouvons être Sagesse36. »

Un témoignage de Mireille D’Astous nous servira de conclusion :

J’aime la spiritualité concrète et collective : affirmer et incarner un espace de paix, de confiance et de communication respectueuse. Une sagesse incarnée est capable d’être à l’écoute du corps. Elle ouvre aux expériences de libération et de renouveau37.

Qu’elle l’appelle Christa ou Sagesse, la collective dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit. La Sagesse ne flotte pas au-dessus de nous. Ses mots s’incarnent dans les corps, dans les attitudes, dans les manières d’être et de dire. Qu’elle soit poème, témoignage ou théologie, la Parole s’incarne dans et pour la communauté ; en nous et entre nous. Elle libère.

 

1 « Notre colloque à l’horizon », L’autre Parole, no 6, 1978.

2 Ibid., Dossier II, p. 1.

3 « Nous continuons », L’autre Parole, no 7, 1978, p. 13.

4 Ibid., p. 15.

Ibid., p. 14.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid., p. 16.

9 Ibid., p. 10.

10  Ibid., p. 18.

11  Ibid., p. 10.

12 « Un corps toujours à libérer », L’autre Parole, no 52, 1991, p. 3.

13  Ibid., p. 4.

14  Ibid., p. 5.

15 Ibid.

16 Ibid., p. 6.

17 Ibid.

18 Ibid., p. 8.

19  Ibid., p. 7.

20 Ibid.

21 Denise COUTURE, Spiritualités féministes : pour un temps de transformation des relations, Montréal (Québec), Les presses de l’Université de Montréal, 2021.

22 Au chapitre 5 de son livre Jesus, Myriam’s Child and Sophia’s Prophet.

23 « Christa en devenir », L’autre Parole, no 76, 1998, p. 4.

24 Ibid., p. 17.

25 Ibid.

26 Ibid., p. 21.

27  Ibid., p. 17.

28  Ibid., p. 15.

29  Ibid., p. 18.

30 Ibid.

31 Ibid.

32 Ibid., p. 30.

33 « La Sagesse incarnée », L’autre Parole, no 150, 2019, p. 5.

34 Ibid., p. 8.

35  Ibid., p. 12.

36  Ibid., p. 11.

37 Ibid., p. 27‑28.