L’ÉCOFÉMINISME SELON FRANÇOISE D’EAUBONNE
En 1974, paraissait dans la Collection « Femmes en mouvement», dirigée par Rosine Grange et Véronique Houdin, l’ouvrage de Françoise d’Eaubonne — le deuxième de la collection — sous le titre provocateur Le féminisme ou la mort. Quel sens faut-il donner à cette formulation radicale?
Pour d’Eaubonne, le raisonnement est simple : « Tout le monde pratiquement sait qu’aujourd’hui les deux menaces de mort les plus immédiates pour l’humanité sont la surpopulation et la destruction des ressources ». Mais pourquoi en est-on arrivé là ? La responsabilité en revient, selon l’auteur, au Système mâle. Les hommes, ayant découvert il y a plus de cinq mille ans « leur possibilité d’ensemencer la terre comme les femmes » il leur revenait, selon eux, de s’attribuer le pouvoir sur la nature comme sur la moitié de l’humanité et d’en user à leur profit.
Dès l’instant où l’homme découvrit à la fois ces deux possibilités d’agriculteur et de procréateur, il instaura à son profit ce que Lederer nomme « le grand renversement ». S’étant emparé du sol, donc de la fertlité (plus tard de l’industrie) il était logique que la surexploitation de l’une et de l’autre aboutissent à ce double péril menaçant et parallèle : la surpopulation, excès des naissances, et la destruction de l’environnement, excès des produits ». (p. 220)
Pour enrayer ces deux fléaux et par conséquent échapper à la mort, il n’y a pas 36 solutions. Il faut renverser le pouvoir mâle pour le remplacer non par le pouvoir des femmes (le matriarcat) mais par la gestion égalitaire d’un monde à renaître.
Ce sont ces perspectives que d’Eaubonne développe dans la dernière partie de son ouvrage Le féminisme ou la mort, sous le titre « Le temps de l’Éco-féminisme », dont nous allons présenter ici les principaux éléments.
Interrogeons-nous d’abord sur le sens de chacun des termes qui compose le binôme écoféminisme.
Écoféminisme : que recouvre ce binôme si laconique ? À quelles réalités nous renvoie-t-il ? Précisons d’abord ce que soustend le terme écologie.
L’écologie, selon l’auteure, est la science qui étudie les rapports des êtres vivants entre eux et le milieu physqiue où ils évoluent. Elle comprend, par définition, le rapport des sexes et la natalité qui s’ensuit, (p. 223)
Quant au concept féminisme, d’Eaubonne l’identifie au concept humanisme. Voici ce qu’elle écrit :
« Jusqu’ici les luttes féministes se sont bornées à démontrer le tort fait à plus de la moitié de l’humanité. Le moment est venu de démontrer qu’avec le féminisme c’est l’humanité entière qui va muer. (…) Le féminisme, en libérant la femme, libère l’humanité tout entière ». (p. 10) « II est ce qui colle de plus près à l’universalisme. Il est à la base même des valeurs les plus immédiates de la Vie et c’est par là que se recoupent le combat féministe et le combat écologique ». (p. 33)
Françoise d’Eaubonne, qui milite depuis plus de 25 ans sous la bannière du féminisme, comprend qu’il est temps d’opérer une synthèse entre deux combats menés jusqu’ici séparément : celui du féminisme radical et celui de l’écologie planétaire ce qui justifie l’expression écoféminisme.
La situation actuelle est grave et le temps presse, poursuit l’auteure. Laisser le gouvernement du monde aux seuls hommes c’est courir à la destruction non seulement de l’univers mais aussi de l’humanité. Un coup de barre radical s’impose, un virage à 180° degré est nécessaire. Pour réaliser ce volte-face, toutes les sources vives doivent être mises à contribution.
Le temps presse donc de chercher en quoi la crise moderne de la lutte des sexes se relie à une mutation de la totalité voire à un nouvel humanisme.
Après avoir rappelé le tort causé jusqu’ici à plus de la moitié de l’humanité (les femmes) et à la nature tout entière parce que livrées au pouvoir mâle, l’auteure prétend démontrer que seule une mutation de l’humanité entière peut stopper cette dégradation et que cette mutation ne peut être l’oeuvre que des féministes engagées, car, pour elles, « arracher la planète au mâle d’aujourd’hui c’est la restituer à l’humanité de demain ».
L’ennemi à abattre : le pouvoir
Il importe donc de mettre au banc des accusés la « domination » sous toutes ses formes avec tout ce qui en découle : le phallocratisme, le sexisme, le patriarcalisme, d’une part, la pollution, la destruction de l’environnement, la consommation-profit, d’autre part.
Après avoir noirci plusieurs pages des multiples horreurs répertoriées partout à travers le monde et qui menacent la planète entière, l’auteure nous fait part des modifications radicales à apporter sans retard à l’ordre du monde actuel dominé par les mâles. En voici quelques exemples :
Supprimer l’obligation sociale de se marier pour mettre fin à l’hétérosexualité comme norme imposée et structure de base de la société et freiner la surpopulation galopante. « Tant que le mariage ou, au mieux, l’amour hétérosexuel monogamique sera représenté comme le seul lien à la fois privé et social, la société, même pourvue d’une relative abondance, ne pourra pas différer beaucoup du modèle d’hier ». (p. 209)
Mettre fin au massacre de la nature, de la pollution, de la destruction de l’environnement pour la simple satisfaction de faux besoins : « Aussi longtemps qu’une société organisera sa production dans le but de convertir les ressources de l’homme et de la nature en profits, aucun système équitable et planifié de la balance écologique ne pourra exister » (p. 235). Il s’agit de remplacer la productivité atout prix par celle du simple nécessaire.
Pour Françoise d’Eaubonne, le cycle de consommation-production, lié à l’expansion industrielle, doit être démonté. Selon sa recherche : « 80 % de produits superflus (dont 20 % environ complètement inutiles) doivent être jetés sur le marché au prix d’une nuisance et d’une destruction du patrimoine en courbe ascentionnelle :
Le temps de travail nécessaire à cette production équivaut en gros à 80 % d’une vie humaine, c’est-à-dire une aliénation pratiquement totale.
Ces objets superflus doivent être éphémères et renouvelables ce qui augmente la nuisance et la destruction.
Enfin, aliénation suprême, puisqu’ils doivent être consommés, il faut par un circuit technocratico-publicitaire en inspirer le désir, à le créer de toutes pièces.
Comme le producteur est aussi un consommateur, il sera donc aliéné et mystifié à tous les niveaux.
Une escroquerie au temps qui est la trame de sa vie, à la sensibilité qui en est la valeur, une frustration gigantesque, planétaire, monstrueuse : voilà l’aboutissement du cycle, né depuis 5000 ans, à partir de la mise en cage du deuxième sexe et de l’appropriation de la terre par les mâles ». (pp. 246-47)
II est grand temps de se rappeler que l’être humain n’est pas seulement un être de besoin. Il est avant tout un être de liberté. Pour lui redonner sa dignité, le combat susceptible de renverser ce système qui mène à la mort qu’on nomme le Progrès s’impose. Et ce combat ne peut se satisfaire d’une simple révolution. « C’est d’une mutation qu’il s’agit ».
Au dire de Françoise d’Eaubonne, « seule une société au féminin, qui serait le non-pouvoir, pourrait accomplir cette mutation, car aucune autre catégorie humaine n’y est aussi directement intéressée à tous les niveaux et que le féminin est le seul des deux sexes en voie de pouvoir demain accepter, refuser, ralentir ou accélérer la reproduction de l’espèce ».
Qu’en est-il aujourd’hui des propos de Françoise d’Eaubonne ? Où en sommes-nous quant à la libération des femmes et par ricochet à la libération de l’humanité ?
À une époque porteuse d’un holocauste nucléaire potentiel, de manipulation bio-technologique, de politiques visant la commercialisation de la terre, de la mer et jusqu’à l’eau potable, de déplacements de populations réduites à l’errance et à la famine, de génocides à répétition, d’un fossé s’élargissant sans cesse entre les riches et les pauvres; à une époque où le dieu argent exerce une domination incontrôlable, la naissance d’une humanité nouvelle s’impose plus que jamais.
Un monde unifié mais non hiérarchisé, organique, holiste, féminin-masculin et spirituel, voilà la vision que doit continuer de porter l’humanité d’aujourd’hui.
À mon avis, si on constate que l’univers, dans son état actuel, est encore loin d’avoir réalisé l’utopie de l’auteure, cela n’infirme pas pour autant les dangers qu’elle souligne et les mesures qu’elle propose. Il invite, au contraire, à mettre tout en oeuvre et à faire chacun sa part pour qu’advienne le jour où « la planète entière, mise au féminin, reverdirait pour tous ». (p. 252) L’utopie, loin de s’opposer à la réalité, révèle la dimension potentielle et idéale de cette réalité. L’idéal et l’utopie projettent un donné futur mais non contradictoire.
En 1994, 20 ans après d’Eaubonne, les groupes de femmes du monde entier, interpellés par la Conférence internationale sur la population et le développement, déclaraient en substance : ce que nous voulons plus que tout c’est atteindre la liberté reproductive et le développement humain en tournant tous nos efforts vers la création de milieux sains et sécuritaires où les femmes comme les hommes puissent exercer leur choix et leur influence.
En agissant ainsi, l’être humain ne se situera plus en dominateur au-dessus de la réalité (ce que prônait d’Eaubonne) mais se tiendra au milieu de cette réalité comme participant au tout, qu’il doit respecter, et vénérant ce qui déborde de ce tout.
Source : D’Eaubonne, Françoise, Le féminisme ou la mort, Collections Femmes en mouvement, Ed. Pierre Horay, Paris, 1974, 275 pages.
YVETTE LAPRISE, MYRIAM, MONTRÉAL