L’égalité dans l’Église
Une approche décoloniale
Elodie Ekobena[1]
La question posée (Comment une Église égalitaire peut-elle mieux remplir sa mission?) donne l’impression que l’égalité existe déjà au sein de l’Église. Or, pour moi, femme africaine, noire et néo-québécoise, née dans un monde aux prises avec la violence coloniale et la domination des un∙es sur les autres, qui, de surcroît, connaît le rôle de l’Église autant pendant l’esclavage que de nos jours, une telle question reste pour le moins surprenante. J’expliquerai pourquoi, en illustrant mon propos de références à mon expérience en milieu communautaire et en en tirant les enseignements les plus pertinents.
Mon expérience communautaire
L’expérience que je choisis de vous partager découle de mes retrouvailles récentes avec les femmes de la communauté dont je suis issue. Cela a eu lieu cet été, lors du baptême de mon neveu et filleul. Quelques éléments, d’abord, sur ces femmes : elles sont diplômées, indépendantes financièrement, mères monoparentales, cheffes de famille et militantes. Certaines travaillent au péril de leur vie et de leur intégrité physique dans des secteurs précaires, sous-qualifiés et sous-payés du domaine des soins de santé. Un domaine qu’elles ont choisi non pas parce que cela était leur aspiration initiale, mais plutôt parce que leur condition migrante les a confinées indirectement dans ce secteur d’emploi[2]. Leur expérience religieuse, quant à elle, s’inscrit différemment dans leur patrimoine culturel.
La question de l’égalité n’est pas abordée dans les mêmes modalités par ces femmes. Le mot « égalité » n’a d’ailleurs pas d’équivalence dans ma langue maternelle. Cette communauté de femmes partage une vision très proche des féministes autochtones d’ici : elle considère par exemple que l’accès effectif aux droits ne doit pas négliger la reconnaissance pleine et entière des hommes de leurs communautés.
Cette vision table surtout sur l’absence de hiérarchisation et d’asymétrie dans les rapports. Elle préserve les relations en évitant à certaines femmes de disposer d’un pouvoir qu’elles pourraient utiliser pour imposer aux autres leur propre modèle. Cela joue ainsi un rôle incontournable dans la communauté, dans la mesure où cela favorise le développement d’une intelligence collective qui laisse aux femmes la possibilité d’être actrices et sujets.
Cette approche leur permet de tisser des liens authentiques, enracinés et en symbiose avec leur milieu et leurs valeurs. Cela fait en sorte qu’elles s’embourbent moins dans des schèmes étrangers à leurs formes de vie. Elles mettent ainsi de l’avant des pratiques ancrées, tout en tissant des relations issues de leurs milieux de vie. Elles s’efforcent de revendiquer leur propre voix, de ne pas se laisser définir par d’autres, de se connaître et de se penser sans nécessairement se comparer à la figure masculine[3]. Leurs critères de dignité ou de bonne vie ne sont pas définis par rapport à leurs hommes.
Cela m’a amenée à me demander dans quelle mesure le féminisme de la tradition chrétienne québécoise est prêt à intégrer ces nouvelles dynamiques pour problématiser et pour réfléchir sur les enjeux du pluralisme les concernant[4]. Car, dans cet événement qui s’inscrit en parallèle au synode qui se déroule à Rome, je me suis demandé : qui a convoqué et fixé les termes de la discussion d’aujourd’hui ?
Même en prenant des femmes racisées comme interlocutrices, celles-ci seraient-elles pour autant considérées comme des objets d’étude ou des sujets politiques autonomes dotés d’une véritable capacité d’agir ? De telles questions sont à mon avis des préalables, si l’on aspire à des relations moins inégales et à renforcer leur souveraineté narrative. Au secteur « Vivre ensemble » du centre Justice et foi, nous avons mis sur pied avec Élisabeth Garant, ancienne directrice, des projets qui laissent aussi la place aux voix trop souvent marginalisées et inaudibles : une exposition intitulée « QuébécoisEs, musulmanEs… et après ? » tournée sur l’islamité québécoise, des balados et des ateliers.
Quels enseignements pour l’Église catholique ?
Je préfère parler d’enseignements, car le verbe « profiter », présent dans la question qui m’a été posée, induit l’idée que seule l’Église catholique en serait bénéficiaire, alors que cela devrait pourtant être réciproque. Cet élément est fondamental, puisque cela peut aider à l’établissement de relations entre les féministes chrétiennes blanches et les racisées. J’illustrerai mon propos en trois enseignements.
Premièrement, nous gagnerions déjà à accepter que des femmes d’ici et d’ailleurs fassent Église autrement et qu’elles proposent une autre lecture de leur rapport à l’Église. Un rapport qui tient non seulement compte du passif esclavagiste et colonialiste de l’Église, à l’origine de la déstructuration de leurs sociétés, mais aussi qui fait de la femme racisée une personne récusant les discours fatalistes et qui aspire à une parole singulière et transformatrice. Un rapport qui permet finalement de continuer à se construire pour devenir la gardienne de sa communauté, sa créatrice et sa protectrice.
Deuxièmement, nous devrions être ouvertes à l’idée qu’il se développe, hors des milieux comme ici, des lieux d’émergence d’un christianisme des subalternisées. Cette forme de christianisme conjugue la symbolique africaine, donne son importance aux rites sacramentaux qui font sens[5], tient compte des situations de vie issues à la fois du poids des injustices et des discriminations, et renouvelle l’espérance de ces personnes. Je parle ici d’un christianisme fait de pratiques subjectives et qui s’adapte au langage de la communauté, à son expérience, à sa trajectoire, à son actualité, en plus d’intégrer son expression corporelle.
Cette participation corporelle permet d’exprimer une liberté existentielle qui lui est propre[6]. Le sens de l’entraide et celui de la famille constituent des normes essentielles. Durant la première vague de la pandémie, j’ai eu à vivre une expérience de mobilisation de la communauté congolaise chrétienne pour venir en aide aux étudiants et étudiantes évincé∙es de leurs résidences par les universités. Je pense aussi aux luttes des femmes africaines sans statut. La plupart sont croyantes et fréquentent des Églises de la majorité. Mais leur situation nous est invisible et, pour beaucoup, méconnue.
Troisièmement, nous gagnerions à nous demander d’abord en quoi l’invisibilité de ces femmes, en marge ou carrément à l’extérieur de l’institution, pourrait nourrir la réflexion sur l’Église catholique d’aujourd’hui. Leur expérience religieuse est diverse et multiple. À mes yeux, c’est en reconnaissant et en respectant leurs trajectoires particulières que l’on serait en mesure de faire émerger des échanges qui seraient mutuellement bénéfiques. L’Église en serait ainsi renouvelée. Je pense ici à ce qu’elles vivent comme formes d’injustices raciales.
Ensuite, quels types de rapports allons-nous entretenir avec elles ? Sommes-nous disposées à des rapports moins inégaux entre les femmes du groupe majoritaire et celles dont je parle ? Quelle place leur accordera-t-on lorsqu’il s’agira de mettre de l’avant des réformes ou des initiatives concernant l’Église catholique au Québec ?
Pour le moment, ces rapports s’apparentent à l’inclusion différentielle[7]. D’après son théoricien, l’inclusion différentielle « constitue depuis longtemps un moyen d’écrire et d’analyser la façon dont l’inclusion dans une sphère ou un domaine peut être soumise à des degrés divers de subordination, d’autorité, de discrimination et de segmentation[8] ». Ici, l’inclusion différentielle, concept plus riche que l’exclusion, renvoie à différents mécanismes qui tiennent à distance l’égalité réelle d’importantes catégories de personnes. Au sein de l’Église, ces éléments sont d’ordre structurel et symbolique, et opèrent sous la forme de représentations différenciées à l’égard de certaines communautés. De telles logiques de stratification induisent un rapport différencié aux « communautés utiles » à l’Église alors que d’autres, moins dotées, s’en trouvent déconsidérées. Ce sont autant d’éléments qui invitent à penser à nouveau le rapport à la citoyenneté en termes d’inclusion et d’exclusion, même au sein de l’Église.
[1] Elodie Ekobena est formée en sciences politiques, elle a codirigé des recueils sur les questions du racisme, de la gestion de travail migrant et de l’hospitalité. Elle est socialement impliquée auprès des organismes engagés et œuvrant sur les enjeux touchant les femmes, le racisme, la sécurité alimentaire et l’accueil des migrants. Elle est chargée de projets au secteur Vivre ensemble du Centre justice et foi.
[2] Françoise VERGÈS, Un féminisme décolonial, Paris, La Fabrique, 2019.
[3] Léonora MIANO, L’autre langue des femmes, Paris, Grasset, 2021.
[4] Leila BENHADJOUDJA, « Appréhender les contours de l’islamophobie pour la contrer », Webzine Vivre ensemble, janvier 2012.
[5] Jean-Marc ELA, Ma foi d’Africain, Paris, Karthala, 1985.
[6] Cornel WEST, « L’Évangile selon les Afro-Américains », Le Monde diplomatique, octobre 1984, p. 24-25.
[7] Voir Sandro MEZZADRA et Brett NEILSON, « Frontières et inclusion différentielle », Rue Descartes, vol. 1, no 67, 2010, p. 103.
[8] Ibid., p. 103.