LES 35 ANS DE L’AUTRE PAROLE
Michèle Asselin
L’autre Parole : porte-voix des « fé(es)-ministes chrétiennes »1
C’est dans les années 1970, alors que le mouvement des femmes au Québec prend une ampleur nouvelle, que L’autre Parole voit le jour. C’est l’ère de tous les possibles.
C’est le début d’un temps nouveau. La terre est à l’année zéro. La moitié des gens n’ont pas trente ans. Les femmes font l’amour librement. Les hommes ne travaillent presque plus. Le bonheur est la seule vertu.2
…chantait Renée Claude au début de cette décennie.
Les femmes découvrent la puissance de la sororité et se regroupent. Elles partagent leur vécu de femmes au sein de groupes de conscientisation. Elles s’unissent pour lutter contre leur oppression et pour défendre leurs droits. Elles fondent des services d’avortement, des centres de santé des femmes, des maisons d’hébergement pour femmes violentées, des centres d’aide pour les victimes de viol et d’inceste, des centres de femmes, des garderies, des éditions et des magazines féministes, des troupes de théâtre, etc. Le mouvement féministe lutte alors sur tous les fronts, tant sur les plans économique et politique que sur les plans social et familial.
C’est dans cette effervescence qu’est née L’autre Parole en 1976. Dans le premier numéro de L’autre Parole, les fondatrices énoncent clairement leur intention:
Comme théologiennes nous avons beaucoup de chemin à faire. Nous sommes éparpillées un peu partout au Québec, toujours minoritaires, rarement prises au sérieux par nos “confrères”; nous avons donc tout avantage à nous retrouver, à nous solidariser, pour que NOTRE PAROLE éclate avec force dans l’enceinte de la théologie québécoise.3
Une autre citation tirée de ce premier numéro illustre cet écho à la mouvance féministe des années 1970 :
Si les femmes veulent être en relation avec leurs propres racines et leur propre tradition, elles doivent réécrire la tradition chrétienne et la théologie de telle sorte qu’elles deviennent non seulement “history”, mais aussi bien “herstory” ramassée et analysée d’un point de vue féministe.4
Les écritures de L’autre Parole
Pour évaluer l’influence de L’autre Parole au sein du mouvement des femmes et de la société québécoise, il est nécessaire de lire et de relire ses nombreux écrits. Les 131 numéros de la revue L’autre Parole constituent le principal héritage de la collective.
J’ai parcouru avec grand intérêt les premiers numéros de L’autre Parole. Naturellement, la plupart des articles sont à connotation théologique. Mais on y trouve aussi plusieurs articles qui abordent des sujets d’actualité. L’autre Parole clame sa propre parole sur des questions aussi variées que l’avortement ou la souveraineté du Québec!
En 1978, lors de la présentation de la pièce de théâtre Les fées ont soif de Denise Boucher, la collective s’exprime sur de nombreuses tribunes. Cette pièce a enflammé le Québec et a été jouée malgré l’opposition des porte-parole de l’Église qui tenta, en vain, de la faire interdire.
La pièce “Les fées ont soif” nous a rejointes dans notre vécu de femmes. En faisant craqueler, éclater le lourd masque de plâtre de Marie, Denise Boucher redonne à cette femme son corps, son historicité. Il peut être certes navrant pour ceux qui ont mis tant d’années à modeler un certain visage de Marie, de le voir s’émietter, “perdre la face”. Mais pour nous, Denise Boucher redonne au monde, Marie mère de Jésus. Ce n’est pas la biographie d’un personnage historique que nous offre l’auteur, c’est l’éclatement d’une statue qui nous l’espérons, laissera émerger une femme au nom de Marie de Nazareth. Cette malheureuse statue, placée sur un piédestal.5
En 1987, la collective prend position sur l’épineuse question de l’avortement :
Nous disons oui à la vie. Cette vie, nous pensons qu’elle doit être voulue et qu’elle doit advenir dans des conditions viables pour les personnes impliquées, en particulier la mère. Assurer des conditions décentes à celles et ceux qui désirent mettre des enfants au monde constitue une responsabilité qui appartient à l’ensemble de la société. Fondamentalement, les personnes sont des sujets libres à qui l’on reconnaît le droit de faire des choix. Nous considérons les femmes comme des personnes, des personnes moralement responsables. Par conséquent, nous respectons profondément le choix des femmes aux prises avec une grossesse non désirée.6
En 1991, les membres de la collective se prononcent, à l’unanimité, en faveur d’un Québec souverain :
[…] d’un Québec qui assume en totalité son destin de peuple. Cette option en faveur d’un État souverain, nous l’appuyons sur un projet de société articulé à une mémoire, reflété dans un présent et propulsé vers un avenir meilleur. Notre situation de “minorisées”, dans une société traditionnellement patriarcale, nous autorise à proposer une société “autre”, une société fondée sur la participation et l’égalité, où chaque citoyenne, chaque citoyen ait sa place sans exclusion ni discrimination. Ce que nos devancières ont accompli à bout de bras et de cœur, nous avons à le poursuivre en solidarité avec les luttes et les revendications d’autres femmes pour obtenir des politiques familiales et sociales adaptées à notre temps. Ce qu’on a appelé la “folle aventure” des Jeanne Mance, des Marguerite Bourgeoys, des Mères Gamelin, Blondin et Gérin-Lajoie, devient pour nous “le beau risque”, le défi à relever. Ce beau risque s’incarne dans des situations spécifiques que nous avons analysées et sur lesquelles nous nous sommes prononcées. La société dont nous rêvons est une société soudée par son tissu humain auquel se réfèrent toutes les ressources : économiques, politiques, juridiques, culturelles, sociales et religieuses.7
Féminisme et pratique religieuse sont-ils conciliables?
Religion et droits des femmes, un dilemme, un éternel combat… Féminisme et pratique religieuse sont-ils conciliables? Est-il possible d’être féministe et croyante en même temps? Est-ce à moi, féministe incroyante, d’y répondre? Non, c’est à mes amies croyantes et pratiquantes d’apporter leurs réponses à cette question.
Depuis près de vingt ans, j’ai rencontré de nombreuses féministes qui, comme les membres de L’autre Parole, ont choisi de combattre les dogmes religieux patriarcaux de l’intérieur. Et parce que la religion a encore beaucoup d’emprise sur la vie des femmes, l’action de ces féministes m’apparaît essentielle à l’avancement des droits des femmes.
J’ai participé au forum des ONG de la Quatrième Conférence mondiale de l’ONU sur les femmes à Beijing en 1995. C’était ma première participation à une rencontre internationale et j’y ai vécu un véritable choc, indignée de constater l’importance de la présence des discours religieux remettant en question les acquis des droits des femmes, surprise d’observer une coalition islamo-catholique et étonnée d’apprendre que le Saint-Siège constituait toujours un État actif au sein de l’ONU!8À Beijing j’ai rencontré des militantes chrétiennes, musulmanes et juives engagées contre le conservatisme et l’intégrisme. Je me rappelle particulièrement une plénière « La montée du conservatisme sous ces différentes formes – Stratégies ». J’y ai entendu des femmes qui affirmaient concilier féminisme et pratiques religieuses. Elles ont nourri ma réflexion :
À mon avis, il est essentiel d’élaborer dans la tradition islamique ce que l’Occident appelle une théologie féministe, afin de libérer non seulement les musulmanes, mais aussi les musulmans de structures et de systèmes de pensée inéquitables qui rendent impossible tout rapport d’égal à égal entre les hommes et les femmes. 9
Il faut ensuite éviter de nous laisser diviser. Nous travaillons à des problèmes différents dans des milieux différents; nous intervenons dans des milieux différents. Certaines ont choisi de travailler à l’intérieur des institutions; d’autres à l’extérieur. Mais il faut bien comprendre que tous nos problèmes sont reliés entre eux. »10
Ces féministes n’hésitaient pas à remettre en questions les dogmes de leurs religions, à relire les textes sacrés, à prendre position en faveur des droits des femmes.
Plus récemment, au Sénégal, j’ai rencontré une vingtaine de femmes syndicalistes avec qui j’ai échangé sur leurs visions quant à la situation des femmes. Divers besoins ont été identifiés, par exemple l’alphabétisation, la sensibilisation sur les discriminations et l’accès à des emplois décents. Parmi les actions et les tactiques identifiées, ces féministes ont retenu la consolidation d’alliances stratégiques avec les chefs religieux. À première vue, cette stratégie peut paraître étonnante, même contradictoire, mais en fait elle démontre l’omniprésence de la religion dans la vie des Sénégalaises et la finesse de ces militantes féministes qui connaissent bien les contraintes de leur milieu.
L’autre Parole : un écho aux luttes féministes
En participant activement au développement d’une théologie féministe, l’action de L’autre Parole s’inscrit dans un mouvement de transformation radicale. Que ce soit en réclamant l’égalité dans l’Église ou le sacerdoce des femmes, en prenant position sur l’avortement ou sur les nouvelles technologies de la reproduction, en abordant des sujets aussi variés que les rapports de sexes, l’homosexualité, la prostitution, le fondamentalisme, la mondialisation, la consommation ou l’environnement, L’autre Parole a porté un éclairage différent à ces questions. Elle a porté une autre parole, une parole autrement dite, sa propre parole de chrétiennes engagées.
Au fil de ses 35 ans d’existence, la collective L’autre Parole a contribué par ses réflexions et ses actions à l’enrichissement du mouvement féministe québécois, dont elle est issue, duquel elle est toujours partie intégrante. Elle a contribué d’une manière unique à la réflexion commune.
L’autre Parole n’est pas au bout de ses peines
Malgré l’action incessante des féministes catholiques, l’Église, inébranlable, reste cantonnée sur ses dogmes patriarcaux. L’élection du cardinal Joseph Ratzinger, connu pour ses positions ultra-conservatrices, à la tête de cette église n’annonce pas de changement d’orientation. Le pape Benoit XVI n’est certainement pas l’allié des femmes11. L’autre Parole devra donc continuer à clamer et réclamer l’égalité et la liberté pour toutes au sein de cette église patriarcale qui maintient une emprise sur la vie de millions de femmes dans le monde.
Au Québec, les questions religieuses et identitaires soulèvent les passions. Laïcité ouverte ou fermée, accommodements raisonnables, port de signes religieux dans la fonction et les services publics québécois sont autant de questions fondamentales qui ont déclenché des débats controversés et même enflammés! Sur l’ensemble de ces questions, L’autre Parole a un éclairage à apporter.
Partout dans le monde on assiste à une montée des intégrismes et des fondamentalismes religieux. Quelle que soit leur allégeance, tous les fanatismes religieux sont hostiles aux droits des femmes et restreignent leur liberté. Contre les violations commises au nom des religions, nous devons agir ensemble, côte à côte, féministes de toutes origines, de toutes cultures et de toutes religions. À l’image de la Marche mondiale des femmes, bien que parfois difficile, au lieu de nous diviser, cette diversité nous rend plus fortes.
Voilà 35 ans que L’autre Parole est née, et cette collective féministe chrétienne est toujours d’actualité par ce qu’elle est et ce qu’elle défend. Pour changer la face du monde, L’autre Parole doit conserver son franc-parler…