LES FEMMES ET LA GUERRE

LES FEMMES ET LA GUERRE

Marie Gratton, Myriam

Une foule d’images, toutes plus troublantes les unes que les autres, surgissent à ma mémoire quand j’évoque les rapports qu’entretiennent les femmes avec la guerre. Mes premiers souvenirs remontent à la Deuxième Grande Guerre.

 À l’époque, les nouvelles du front nous parvenaient par la radio. Je n’avais pas encore l’âge d’aller au cinéma, je ne pouvais donc pas voir les « Actualités françaises » où le conflit en cours donnait lieu à de brefs reportages, et les seules images que j’aie vues alors se trouvaient dans les journaux. Elles accompagnaient des articles évoquant les conditions pénibles de vie de nos combattants, nous transmettaient les photos de nos disparus et cherchaient à renforcer notre fibre patriotique en soulignant l’héroïsme des pères, des époux et des fils de chez nous se battant dans une Europe aux prises avec la tyrannie. Quelques femmes s’étaient engagées dans les forces armées, mais il me semble qu’elles suscitaient plus d’étonnement que d’admiration. Les infirmières, par contre, qui déployaient leurs compétences professionnelles et leur compassion auprès des blessés et des mourants, faisaient figure d’héroïnes. Les « marraines de guerre » adoptaient un soldat, lui écrivaient des lettres et lui tricotaient des mitaines et des chaussettes pour lui soutenir le moral et le garder au chaud. Ici, les jeunes femmes célibataires et les épouses des soldats partis au front étaient encouragées à soutenir « l’effort de guerre ». En termes clairs, cela voulait dire renoncer pour un temps —le temps fixé et délimité par les « intérêts supérieurs de la nation » — à leur rôle de « reine du foyer » pour aller en usine fabriquer des munitions, des bombes et des obus destinés à tuer les hommes, les femmes et les enfants de l’autre camp, pour assurer la victoire des alliés. À l’évidence même, il fallait en finir avec Hitler… Mais les bombes ont ceci de caractéristique qu’elles ne font pas la différence entre les tyrans, les combattants et les populations civiles, quand elles sont lâchées du ciel sur une ville ou un village. L’horreur des camps de concentration nazis, le calvaire des femmes obligées de s’y prostituer avant de passer à la chambre à gaz ; le sort des blondes Allemandes vouées de leur côté à servir à la fois de « repos du guerrier » aux officiers du Troisième Reich et de reproductrices de la race arienne appelée par Hitler à dominer le monde pour un règne de mille ans, tout cela je l’apprendrais plus tard.

Depuis, les conflits n’ont pas cessé de se multiplier, et la télévision nous a permis de les voir en direct. Et c’est peut-être cette immédiateté de l’image entrant dans l’intimité de nos foyers et le sentiment de proximité qu’elle crée par rapport à l’événement qui nous ont mieux que jamais révélé le rapport étroit, cruel et souvent ambigu que les femmes entretiennent avec la guerre.

Les femmes, doublement victimes en temps de guerre

Si, dans les guerres dites conventionnelles, j’entends ici en particulier celles qui se gagnent et se perdent sur un champ de bataille entre deux troupes ennemies s’affrontant l’arme au poing, les hommes apparaissent comme les premières victimes désignées, dans les conflits modernes, les missiles et les bombes tuent à l’aveugle, et cela, les psychologues vous le diront, tend à affaiblir les scrupules des combattants. Peser sur un bouton pour raser toute une ville et les familles qui l’habitent provoque moins d’états d’âme, semble-t-il, que d’enfoncer une bayonnette dans le flanc d’un homme qui comprend qu’il va mourir de votre main, qui vous regarde, et dont les yeux révèlent plus de frayeur que de haine. Les femmes périssent aussi sous les bombes, alors qu’elles sont totalement désarmées.

De tout temps, le viol a été associé à la guerre. Le corps des femmes a toujours été considéré comme objet de rapine au même titre que le bétail, les réserves alimentaires et les petits ou grands trésors que se partagent les vainqueurs quand ils pénètrent dans les villes et les maisons des vaincus. Aussi loin que remonte la mémoire des peuples, les femmes de ces derniers sont apparues comme un butin auquel les premiers ont droit. La Bible elle-même semble considérer ces violences comme allant de soi. Toutefois, nous avons vu les viols prendre sous nos yeux, ces dernières années, un caractère, hélas, encore plus répugnant. Au Kosovo et en Bosnie, pour ne citer que ces seuls exemples, ils n’étaient plus seulement le fait d’une poignée d’hommes en goguette, ivres d’alcool et de victoire, mais ils faisaient partie d’une stratégie de guerre. Non seulement violait-on filles et épouses sous les yeux des pères, des mères et des maris, leur réservant ainsi à toutes et à tous l’ultime humiliation, mais encore enlevait-on ces femmes pour les amener dans des bordels où elles seraient violées à répétition, jusqu’à ce qu’elles deviennent enceintes et portent en leur sein les enfants de leurs assaillants. Pour que la haine produise tout son fruit, il faut que la victime perpétue, à son corps défendant, la lignée de l’ennemi. Il faut que l’outrage laisse une trace indélébile et que la vie naissante, au lieu de susciter et d’entretenir la fierté, l’espérance et le désir de paix, ranime et attise la honte, le désespoir et la soif de vengeance.

La montée du terrorisme et des attentats-suicides a révélé un nouveau rapport des femmes à la guerre. Il n’a pas fallu, bien sûr et hélas, attendre notre époque pour apprendre que des femmes prenaient les armes et se battaient « comme des hommes ». Mais pour une Jeanne d’Arc que de Napoléons ! On les a vues cependant plus souvent s’activer dans la résistance ou la guérilla que sur la ligne de front. Les pays occupés ou divisés par des guerres civiles semblent un terreau propice au déploiement d’un tel patriotisme « viril ». L’Espagne déchirée entre deux factions dans les années trente, la France sous l’occupation nazie dans la décennie suivante en sont des exemples connus. Et la Grèce, terre de grandes et terribles légendes, nous a laissé le souvenir des Amazones, représentées comme d’implacables guerrières. Mais que des filles de vingt ans décident de devenir des bombes humaines pour semer terreur et dévastation chez l’occupant, comme on a vu des Palestiniennes le faire ces dernières années, me paraît de nature à beaucoup nous inquiéter. Certains diront qu’on leur a lavé le cerveau, d’autres, que le machisme de leur société ne leur laisse à peu près rien à perdre, hors la vie. Mourir pour « la cause », et cela elles le savent, fera d’elles devant l’histoire les égales des hommes. On ne réfléchira jamais assez sur ce constat troublant : l’accès à l’égalité passe pour elles par l’autodestruction.

Que disent les hommes et les femmes de la guerre ?

Les hommes et les femmes tiennent habituellement sur la guerre des discours fort différents. Toutes les généralisations sont dangereuses et trompeuses, et je veux ici m’en méfier. Tout le monde a entendu des anciens soldats décrire la peur qui les pétrifiait au moment de partir à l’assaut, l’horreur des combats, la mort des camarades et les cauchemars qui depuis troublent leurs nuits et menacent leur équilibre psychologique. Et c’est la gorge nouée qu’ils concluent que la guerre est une saloperie, eux qui à vingt ans y étaient allés parce que conscrits, mais parfois, tout bêtement,  “pour voir du pays” ou “pour l’aventure”. Mais il faut savoir aussi que certains anciens militaires décrivent leurs expériences de guerre comme des moments d’exaltation, d’intense camaraderie dont les autres, et les femmes en particulier, ne peuvent avoir aucune idée… J’ai même entendu un garçon ayant fait le coup de fusil à Sarajevo parler de sa participation au combat comme des plus beaux moments de sa vie. Eh oui ! J’ai peine à imaginer une femme voyant la guerre sous ce jour-là.

Les femmes parlent peu de la guerre ; elles se taisent souvent pour ne pas crier. Crier leur misère quotidienne quand il faut, sous les bombes, aller quérir l’eau, chercher la farine pour cuire le pain, se débrouiller avec les moyens du bord quand le chaos est installé, prendre soin des vieillards, rassurer les enfants terrifiés et pour certaines, mettre au monde ceux qu’elles portent et qui leur paraissent déjà voués au malheur. Demain, elles accueilleront les rescapés, les éclopés, enterreront leurs morts et fleuriront leurs tombes. Et si leur honneur a été mis à mal, dans certaines sociétés à tout le moins, elles devront se taire pour n’être pas à jamais méprisées.

Dans les cérémonies officielles c’est à la mère d’un soldat mort au front qu’on demande de venir solennellement déposer une couronne au cénotaphe en présence des dignitaires. Si elle a perdu deux fils et un époux, cela fera encore mieux l’affaire… Stabat mater dolorosa. Un président ou un premier ministre, des militaires et une mère. Jamais un père, allez donc savoir pourquoi. Parce que les femmes servent ici de caution peut-être à la folie des hommes. L’étonnant est qu’il s’en trouve une, bon an mal an, pour tenir ce rôle ambigu.

Des images qui me hanteront toujours

D’entrée de jeu, je l’ai dit, pour moi le rapport des femmes avec la guerre se décline d’abord en images. Les journaux, les magazines sont pleins de femmes en larmes, penchées sur des blessés ou des morts ou elles-mêmes fauchées par une bombe. La télévision nous donne à voir leur détresse et à entendre leurs sanglots. Devant la multiplicité de ces représentations on peut soit fermer les yeux, soit mettre le verrou sur ses émotions pour ne pas tout à fait désespérer de la nature humaine qui inflige aux femmes, aux hommes et aux enfants, depuis la nuit des temps, d’horribles carnages. Pour ma part, je tiens à retenir deux images, quitte à chasser de mon esprit toutes les autres. La première, je l’ai vue, longtemps après les événements, elle avait été saisie sur film par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Une femme, portant un enfant dans ses bras, se tenait debout à l’entrée de sa maison. Un soldat mettait en joue le petit et il s’affaissait dans les bras de sa mère qui elle restait debout, pétrifiée. Le militaire tournait les talons. Fondu sur image… Nausée.

Il y a quelques années, marchant avec mon mari dans les rues de Berlin, j’ai vu sortir des gens à l’allure recueillie d’un lieu que j’avais pris pour un bâtiment quelconque, peut-être ai-je pensé à une église désaffectée. Poussés par la curiosité, nous sommes entrés. C’était une salle de moyenne dimension, aux murs et aux pavés de pierre grise. Au centre, un monument de bronze aux personnages grandeur nature. Une femme assise à même le sol soutenait la tête d’un garçon de vingt ans dont le casque de soldat avait roulé par terre. Il n’y avait aucune inscription, aucune couronne, seulement le rappel muet d’une défaite pour laquelle j’avais prié et que j’avais, à dix ans, en mai 1945, célébrée dans l’action de grâce. C’était une Pietà qui, paradoxalement, me parlait du silence de Dieu.

« En ses jours justice fleurira
et grande paix jusqu’à la fin des lunes ;
il dominera de la mer à la mer,
du Fleuve jusqu’aux bouts de la terre ».

(Psaume 72 (71), vv. 7-8)