LES FEMMES, LES EVEQUES ET LA CRISE

LES FEMMES, LES EVEQUES ET LA CRISE

 

par Judith Dufour

pour le groupe Vasthi

 

Au début de janvier 1983 la Commission épiscopale des Affaires sociales de la Conférence des évêques catholiques du Canada rendait public un document intitulé « Jalons d’éthique et réflexions sur la crise économique actuelle »(1

 

Dans ce document, les évêques jettent un regard sur la crise actuelle du système économique et constatent que, dans un pays industrialisé et moderne comme le nôtre, elle touche plus particulièrement les plus faibles de notre société, soit les personnes en chômage et sur le bien-être social, les personnes à bas revenus, les vieillards et les jeunes, etc. Les évêques rappellent alors 1*option préférentielle de l’Eglise pour les pauvres, les opprimés, les affligés.

 

Ils parlent ensuite de la valeur spéciale du travail humain dans le plan divin de la Création: « C’est par l’activité du travail, disent- ils, que les gens exercent leur esprit créatif, réalisent leur dignité humaine et participent à la création ». A cette occasion, ils posent des questions morales qui devraient nécessairement être considérées lors de l’élaboration des politiques de développement économique. On y dit entre autres que « les besoins des pauvres ont préséance sur les désirs des riches, que les droits des travailleurs ont préséance sur ceux du capital et que la participation de groupes marginaux a préséance sur le maintien d’un système qui les exclut ». Il n’est donc pas surprenant que ce document ait fait scandale.

 

Pourquoi ce scandale?

 

Que disent donc les évêques? Ils soulèvent des questions basées sur l’observation de réalités élémentaires, à partir d’un type de regard sur la vie que les femmes savent bien poser et pour lequel d’ailleurs elles sont souvent taxées de simplistes.

 

C’est par le biais de la question économique que les évêques réfléchissent sur le sens du passage des humains sur la terre. En cela, ils rejoignent l’intelligence, l’intuition et les tripes des femmes qui savent que la procréation dont elles sont les agentes privilégiées a pour corollaire l’établissement de l’être humain au centre de la création terrestre. L’avènement de ce règne implique que les organisations que se donnent ces humains aillent dans le sens de leur dignité et leur survie. Traduits en termes concrets, cela peut vouloir dire qu’entre une usine de munitions et une usine de chaussures, il y a un choix à faire. On peut aussi se demander ce qu’il en est du taux de chômage déclaré à 15% (ce qui ne comprend pas les assistés sociaux, ni ceux et celles qui ont abandonné la recherche d’un emploi et ni les femmes au foyer). Qu’en est-il des coupures dans les services sociaux, qu’en est-il de la hausse des prix à la consommation, de l’imposition fiscale de plus en plus lourde pour les moyens salariée? Qu’en est-il de la syndicalisation de plus en plus difficile (seulement 35% de la main d’oeuvre rénumérée)?

 

C’est donc à la réflexion sur ces questions qu’invite le texte des évêques. Certains axes d’orientations sont proposés, tels la relance de la production d’emplois décentralisés, la lutte à l’inflation par le contrôle des prix et par une meilleure répartition des impôts, la mise en place de nouvelles formes, socialement utiles, de production, la création d’industries à fort coefficient de main d’œuvre plutôt que leur disparition, l’utilisation non nécessairement maximales des technologies de pointes, une orientation vers l’autosuffisance, la propriété et le contrôle communautaire des industries, l’emploi de ressources énergétiques renouvelables,..cependant toutes ces propositions généreuses ne prétendent pas vider la discussion mais bien plutôt la provoquer.

 

Nous sommes concernées

 

Les féministes et chrétiennes que nous sommes se reconnaîtront dans cet appel à la réflexion à plus d’un titre. Nous sommes d’abord concernées par la trahison du plan divin de la création, ensuite par la place objective que nous détenons dans la crise économique actuelle ainsi que par le prix que nous sommes en train ou que nous nous apprêtons à payer comme individues ou comme collectivité de femmes.

 

Il est bien fini le temps de la culpabilité individuelle comme au temps des années trente , où l’on faisait porter la responsabilité de la crise structurelle du capitalisme par des individus qu’on taxait de dépensiers ou de paresseux. Ce discours, repris par l’épiscopat français en octobre 82, contraste étrangement avec le sens de l’Histoire et le dynamisme dont ont fait preuve les membres de la Commission des affaires sociales de l’épiscopat canadien.

 

On reconnaît maintenant à la femme, tout au moins en principe, une place à part entière dans la société, ainsi qu’une égalité avec son partenaire du genre humain. On lui reconnaît aussi le choix du moment et du nombre de ses maternités. On admet que cette capacité d’engendrer n’épuise pas toutes ses potentialités. Or tous ces changements de mentalités, d’abord portés par les femmes, bouleversent une société, précèdent et questionnent l’organisation sociale, et par conséquent l’organisation du travail et de ce qui s’ensuit. Assez étrangement, les saines réalités de la base sont souvent les dernières à influencer les définisseurs de situations et les preneurs de décisions politiques et économiques, car la non-reconnaissance officielle de ces nouvelles valeurs les rend vulnérables: pendant une crise économique ayant pour conséquence d’accentuer les inégalités, il n’est donc pas surprenant que les femmes soient sur des charbons ardents.

 

Elles seront donc vulnérables aux mises à pied, aux conditions de travail injustes, à l’augmentation du travail domestique par un pouvoir d’achat diminué. Elles seront vulnérables aux coupures dans les budgets des affaires sociales qui affecteront les garderies, les services sociaux connexes à l’école et les services à tous ceux qui ne peuvent plus subvenir à leurs besoins (vieillards, handicapés, malades, etc., lesquels ont été traditionnellement la responsabilité de la collectivité des femmes). Que dire en outre de la peine qu’éprouvent les mères de cette jeunesse qui ne trouve pas à employer ni son intelligenceni son énergie. Elles qui connaissent bien le long accompagnement des enfants vers l’âge adulte, elles ne peuvent rester insensibles au regard vide que ces enfants sont forcés de porter sur une société bouchée (le taux de chômage des 15 à 25 ans s’établit à 23.5%).

 

De la micro à la macro-économie

 

Les femmes ont longtemps été confinées au domaine de l’économie domestique. C’est peut-être là qu’elles ont appris à ne pas perdre de vue le sens de la vie ni les besoins de l’être humain. En s’attaquant à la chasse-gardée de la science économique, en passant ainsi de la micro à la macro-économie, si on veut me permettre cette fantaisie de langage. Elles risquent fort de s’attirer les moqueries des spécialistes et des gens en place. Qu’à cela ne tienne, elles serons dans le même bateau que ceux qui, parmi les gens de l’Église, ont tourné le dos à d’anciens alliés des groupes dominants pour mieux respecter la traditionnelle dimension libératrice du christianisme. Elle seront aussi en bonne compagnie aux côtés de tous ceux qui font vraiment l’Histoire : Les travailleurs et travailleuses de tous ordres (et cela inclut les travailleuses au foyer), tous ceux et celles qui adhèrent à la théologie de la libération en Amérique latine ainsi qu’avec un fort contingent, tant dans la hiérarchie que chez les fidèles, de plusieurs Églises chrétiennes aux Etats-Unis.

 

Si on veut ajouter une caution scientifique, on peut se référer à Irénée Desrochers qui, dans ses excellents articles sur le sujet(2), parle de cet appel aux nouveaux économistes lancé par François Perroux : « Notre avenir dépend d’une interprétation renouvelée de l’économie et de l’invention de règles nouvelles du jeu social ». Et ce n’est sans doute pas un hasard si ce sont deux femmes économistes qui ont écrit un livre for recommandable sur l’option pour le plein emploi(3).

 

Les femmes ont leur mot à dire dans l’économie et nous devrions le dire avec notre manière radicale d’opter pour la vie. Certes il faut une bonne dose de créativité, de goût du risque et de solidarité pour exercer cette option préférentielle, mais de cela ne nous manque pas. C’est justement de cela dont nous avons été capables en économie domestique.

 

Nous suggérons à toutes celles que le sujet intéresse de se renseigner(4), de regarder autour d’elles et d’agir en solidarité avec celles et ceux qui veulent réinsérer les questions de morale sociale dans tous ces processus politiques, économiques et sociaux.

 

1. Jalons d’éthique et réflexions sur la crise économique actuelle, lettre pastorale préparée par la Commission épiscopale des affaires sociales de la Conférence des évêques catholiques du Canada. CECC, 90, avenue Parent, Ottawa K1N 7B1 (613) 236-9461.

2. Relations, mars 1983, Dossier p. 46 à 61. 8100 St-Laurent Montréal H2P 2L9 (514) 387-2541. 1,30$

3. Le plein emploi : pourquoi ? Diane Bellemare et Lise Poulin Simon. Ed. Presses de L’université du Québec.

4. La Grande Marche, (Cahier d’animation), C.P. 899, succ. C, Montréal H2L 4L6 (514) 598-2331. On y rappelle que la déclaration de l’Assemblée générale de l’ONU (dont est membre le Canada) stipule que « Le développement social exige que chacun soit assuré du droit au travail et au libre choix de son travail ».