LES PETITS GESTES : UNE GRANDE SOURCE D’ESPÉRANCE
Marie Gratton, Myriam
Avant que l’espérance, « cette petite fille de rien du tout », ne devienne une des trois vertus théologales, elle a dû être précédée par l’espoir, dans le cœur des humains, et ce depuis la nuit des temps.
Avant même d’avoir un nom, je ne peux m’empêcher d’imaginer que ce sentiment si puissant et si fragile à la fois, a toujours fait “marcher le monde”, pour reprendre les mots du poète Charles Péguy qui a exalté l’espérance avec des accents d’autant plus touchants qu’il les a placés dans la bouche de Dieu. Selon lui, ni la foi ni la charité n’étonnent Dieu, seule l’espérance détient ce pouvoir-là !
S’il paraît facile d’aborder une réflexion sur l’espérance en partant d’un point de vue féministe — nous avons tant à espérer dans un monde dominé par l’idéologie patriarcale —, est-ce que je ne risque pas de tomber dans un piège en exaltant les « petits gestes » comme une grande source d’espérance ? La «culture» ne s’est-elle pas ingéniée à convaincre les femmes que leur « nature » enfermait leur territoire dans les limites de la sphère domestique, «royaume» incontesté des “petits gestes”? Et pourtant, je choisis d’assumer ce risque-là. Bien sûr, je cours le danger de m’empêtrer dans les stéréotypes dont nous voulons, à juste titre, nous débarrasser. Mais il y a deux manières, me semble-t-il, de promouvoir la cause des femmes ; l’une qui consiste à dénoncer le système qui les soumet, les subordonne à ses diktats et les infantilise, et l’autre qui promeut les valeurs qui leur sont chères, qu’elles ont appris à privilégier et dont elles ont compris, à l’usage, qu’elles étaient vitales si notre monde voulait se bâtir un avenir. Vous aurez sans doute remarqué que j’ai parlé de valeurs apprises, et non pas nécessairement liées à des vertus innées, vertus et valeurs encouragées, certes, par la culture dominante, mais pas forcément inscrites de toute éternité dans la nature des femmes. Mais ces valeurs et ces vertus, certaines féministes les ont si bien comprises qu’elles se consacrent à convaincre l’autre moitié de l’humanité de leur prix et de leur poids dans la conduite de nos vies individuelles et de notre destinée collective. Quant aux femmes qui se défendent d’être féministes, elles y sont attachées aussi, au point de vouloir se les réserver sans partage. On connaît la chanson par coeur.
Pour être sûre de bien me faire comprendre, j’ai l’habitude de définir le sens des mots qui seront au centre de mon propos, mais ici, curieusement, je n’en ai pas encore pris la peine. Peut-être est-ce parce que, au départ, j’étais intimement convaincue que vous devineriez tout de suite ce que j’entends quand je dis : « petits gestes ». Essentiellement, à mes yeux, les petits gestes ce sont ceux auxquels l’amour seul peut conférer du prix. Leur banalité est telle que sans l’amour, ils sombreraient dans l’insignifiance, ils sont de ceux qu’on peut accumuler au cours d’une journée, tout en ayant, le soir venu, l’impression de n’avoir « rien fait ». Dans l’univers domestique, les femmes peuvent en poser jusqu’à l’épuisement, et bien des hommes aussi dans l’exercice de certains métiers axés sur le service. Inutile de vous mentir, je n’ai pas toujours trouvé ma joie dans l’accomplissement de toutes les tâches faites de petits gestes, sans cesse interrompus et toujours recommencés. Pourquoi ai-je donc choisi, à un moment de ma vie, alors que rien ne m’y forçait, d’y consacrer autant de temps et d’énergie ? Tout simplement parce qu’il m’est apparu, avec une clarté fulgurante, que les petits gestes, s’ils ne changeaient pas le monde, étaient pourtant les plus aptes à l’humaniser. Le monde a été «hominisé», pour reprendre le néologisme créé par Hans Küng, par les actions d’éclat, par les progrès de la science et de la technique, par le développement économique, par les structures politiques que les sociétés ont mises en place, et j’en passe. Mais sans les petits gestes, la suite du monde n’aurait jamais pu être assurée.
Trouver sa joie dans l’accomplissement des petits gestes, c’est un art de vivre qui n’a rien à voir avec le masochisme, ni même avec la résignation devant l’imparable. La sagesse chinoise, qui sait si souvent plonger dans la banalité du quotidien pour en faire surgir des perles, nous a laissé un dicton qui illustre la possibilité de fonder une spiritualité des petits gestes :
Je fends le bois, je porte l’eau, quelle merveille !
Je fends le bois. J’aurai donc ce qu’il faut pour me bâtir un toit, si je ne l’ai déjà, et du feu pour m’y garder au chaud. Je porte l’eau, source de vie, l’espérance m’habite déjà. Quelle merveille !
À travers mon travail en soins palliatifs, j’ai développé une sorte de spiritualité des petits gestes. Ma conception de l’efficacité, liée à la performance et à la reconnaissance sociale a été chamboulée. J’ai appris que certains dialogues ne peuvent être que silencieux, et que le temps donné sans compter n’est jamais du temps perdu. Je sais, et jamais plus je ne pourrai l’oublier : les soins les plus humbles liés à l’hygiène du corps sont des gestes sacrés, et mystérieusement ils laissent poindre chez les malades une lueur d’espérance quand ils sont posés avec un infini respect et, j’ose le dire, comme un rituel sacré. Humecter des lèvres desséchées, quand quelques gouttes d’eau risquent d’étouffer plutôt que de désaltérer quelqu’un dont la vie ne tient qu’à un fil, c’est encore donner aux personnes qui l’accompagnent, sinon à la personne mourante, un souffle d’espérance que sa fugacité même rend si précieux.
“Soigner, a écrit Paul Valéry, c’est une sorte de poème (et qui n’a jamais été écrit) que la sollicitude intelligente compose.” Cela pourrait être dit de tous les petits gestes. Arrêtons-nous un instant à rêver à un monde où chacune et chacun, du plus humble au plus puissant, choisiraient de conjuguer la sollicitude à l’intelligence, dans les petits gestes, mais aussi dans les grands. L’espérance, bien sûr, aurait encore sa place, mais elle nous serait infiniment plus aisée, et Dieu s’en étonnerait moins !
J’en ai la certitude, les petits gestes sont une source d’espérance. Permettez-moi de le dire avec autant de conviction que d’ironie : je le crois d’autant plus que les grands gestes, tels que nous les observons, apparaissent plutôt comme une source de désespoir ! On terrorise, on déclare la guerre, on « mondialise » la pauvreté plus sûrement que la richesse, on privatise au détriment du bien commun, on mène le monde chez le diable et à un train d’enfer ! Je sais, il faut beaucoup de petits gestes pour freiner les dégats causés par les grands. Mais je crois à la force du nombre. Si chacune et chacun s’y mettaient, il leur resterait moins de temps pour élaborer des plans pour mettre le monde à feu et à sang.
Croire en la puissance des petits gestes, au point d’en faire le pôle dominant de sa vie, c’est un acte d’espérance, c’est donc se faire du bien. C’est certainement aussi une façon de redonner de l’espoir à qui n’en avait plus, ou de le raviver chez qui l’angoisse ou la douleur s’apprêtaient à le tuer. C’est encore manifester l’importance qu’on accorde au message évangélique qui nous apprend que c’est à travers les petits gestes que Dieu s’estime honoré et servi. (Mt 25)
Il faut apprendre aux femmes de toute la terre, celles que la géographie et les pressions culturelles et religieuses ont écartées de la mouvance féministe et qui se réservent les petits gestes comme unique territoire possible à léguer à leurs seules filles, qu’elles ont aussi droit à d’autres horizons. Il faut convaincre les hommes qui se veulent les acteurs vedettes sur la scène du monde de la grandeur des petits gestes et de leur inépuisable potentiel d’espérance, parce que cela me semble une tâche urgente en notre époque qu’on se plaît à appeler, un peu prématurément, il me semble, post-féministe.
Le Dieu de Péguy ne manque toujours pas de raisons de s’étonner de l’espérance, mais j’ai l’intime conviction que la Majesté qu’invoquait Thérèse d’Avila s’émerveillera éternellement des petits gestes que “la sollicitude intelligente compose.”