“L’ICÔNE AMBIGUË”1
pour les cent ans de la naissance de Simone de Beauvoir
Louise Melançon, Myriam
“La femme libre est seulement en train de naître.”
(Le deuxième sexe,II,641)
Le 9 janvier dernier, s’ouvrait à Paris un Colloque international, interdisciplinaire, sous la présidence de Julia Kristeva, en l’honneur de Simone de Beauvoir, née le 9 janvier 1908, et décédée le 14 avril 1986. Quelques jours auparavant, le Nouvel Observateur annonçait son dossier par le titre “La scandaleuse” accompagné d’une photo de l’écrivaine vue nue de dos. L’égérie féministe du XXe siècle réduite au rôle de femme-objet, de playmate comme les autres dont les médias sont tellement friands, quelle ambiguïté! Même pour celle qui prôna une “morale de l’ambiguïté”2, il s’agit là d’un coup dur, et particulièrement pour ses héritières féministes.
Dans son discours d’ouverture, Kristeva affirmait que Beauvoir a mis en branle plus qu’une révolution sociale et politique, c’est “une révolution anthropologique” que son oeuvre a déclenchée: «car, au-delà du libre choix de la maternité et du droit à la parité sociale, économique et politique, c’est d’une nouvelle façon d’assurer la continuité de l’espèce humaine qu’il s’agit, accompagnée d’une courageuse définiton de la transcendance comme liberté”3. Cependant, si Beauvoir représente un événement, l’expression d’une conjoncture dans l’évolution de la condition féminine, on ne peut passer à côté de ses contradictions; il convient de déconstruire le mythe “Simone de Beauvoir” pour la redonner à sa réalité, à sa propre évolution, et à ses forces et faiblesses.
1. «On ne naît pas femme, on le devient.» (Le deuxième sexe)
Le mouvement féministe n’existait pas encore quand Beauvoir publie, en 1949, le livre qui sera longtemps considéré comme la bible de l’analyse de la condition féminine. Dès le départ, le Deuxième sexe provoqua débats et querelles, offensant les bien-pensants, et bouleversant nombre de femmes qui se reconnaissaient dans la réalité décrite. Lors du 50e anniversaire de sa parution, en 1999, Sylvie Chaperon4, faisant l’histoire controversée de cet héritage, écrivait : “Cette longévité exceptionnelle du Deuxième sexe ne signifie nul consensus. Depuis sa parution, il donne lieu à des clivages irréductibles. Peu ou prou, partisans et adversaires se situent, génération aprés génération, de part et d’autre des mêmes lignes de fracture. Pour les supporteurs, les différences qui existent entre les sexes viennent de l’oppression subie par les femmes; les opposants, eux, en tiennent pour une nature féminine différente, dont les sociétés trop masculines, feraient bien de s’inspirer.” (p.3) Les théoriciennes féministes ont fait partie de ces clivages. Encore aujourd’hui, le féminisme de l’égalité, par exemple, s’oppose au féminisme de la différence. On ne peut nier l’impact énorme de cet ouvrage de Simone de Beauvoir sur l’évolution du mouvement des femmes depuis plus de 50 ans.
Des parutions récentes montrent les ambiguïtés de Beauvoir elle-même et aussi son évolution; ce qui permet de déconstruire le mythe. Que ce soit dans son engagement politique et féministe, dans l’ensemble de son oeuvre littéraire, et sa relation à Sartre, on commence à mettre les pendules à l’heure. La réalité du personnage, de l’auteure et de la philosophe, est plus complexe qu’on a pu le croire. Comme l’écrit Danielle Sallenave5: “ Le Deuxième sexe demeure la pierre angulaire du féminisme moderne et n’a pas pris une ride. C’est une référence pour les femmes du monde entier. Mais Simone de Beauvoir est arrivée à la question féminine presque par hasard, au moment où, dans les années de l’après-guerre, elle se cherchait un grand sujet. Rien ne la destinait à écrire là-dessus. Certes, elle avait une volonté farouche d’émancipation et de réalisation personnelle, et elle rejetait radicalement le modèle de soumission incarné par sa mère. Mais elle avait toujours pensé en termes individuels: elle avait l’ambition de s’en sortir par ses qualités personnelles, par son génie intellectuel et littéraire. Ce qui lui importait, c’était de devenir un grand écrivain reconnu, et davantage encore de faire de sa vie une oeuvre. Le fait d’être une femme ne comptait pas vraiment pour elle.”6.
Et si, par exemple, on ne doit pas oublier qu’elle a rejoint les luttes féministes du MLF, en France, au cours des années 70 et 80, on ne peut non plus faire silence sur ses contradictions dans sa relation avec Sartre, qui restait asymétrique, malgré son caractère particulier de couple égal, unique et libre.
2. «On (le corps impersonnel) naît femme, mais je (sujet) le deviens continûment.»7
L’idée que la condition féminine est construite par la société – on pourrait dire aussi que la nature n’existe pas en dehors de la culture – et que donc l’on devient femme, présente, certes, une vérité. Mais on ne peut faire fi du fait que le sexe est biologique. Beauvoir réclamait l’égalité pour la femme, au nom de “l’Homme universel cher aux Lumières françaises”8. Mais c’était au prix du déni, et de la dévalorisation, du corps féminin et de la maternité. N’y avait-il pas là, nous dit Kristeva, une idéalisation de la masculinité phallique, le culte du Grand-Homme qui, dans sa vie, cristallisait l’Homme universel? Beauvoir romancière9 révèle ses contradictions à ce sujet: il existe des différences entre hommes et femmes: “tout en cultivant le mythe du couple, Beauvoir avec Sartre a démontré à la fois la divergence des désirs masculin et féminin, et la possibilité de maintenir un lien de reconnaissance et d’estime entre individus autonomes”, comme le fait remarquer Kristeva.
Mais ces différences ou divergences, quand elles sont assumées, et analysées, n’imposent pas nécessairement une hiérarchie entre les sexes. Il y avait une tension dans la pensée de Beauvoir entre son regard sur la condition féminine et son propre désir d’autonomie individuelle, ce qui l’amena à promouvoir la réalisation singulière de femmes “sujets”. Aussi, selon Kristeva, des enjeux balisaient l’oeuvre de Beauvoir, qui sont encore ceux du 3e millénaire: “Biologie et liberté; homme et femme; condition féminine commune et génie féminin singulier”. Pour Beauvoir, le roman était un acte d’affirmation existentielle qui pouvait se transmuer en enjeu politique. Par la fiction, elle manifeste “sa capacité d’incarner une philosophie politique de la liberté dans le microscope de l’intime”. Pour Julia Kristeva, cela contribue à briser le mythe de Simone de Beauvoir pour en faire “une invitation à singulariser le politique et à politiser le singulier”.
3. Simone de Beauvoir, la philosophe
Peut-être à cause de la diversité de l’oeuvre de Beauvoir, on a pu oublier qu’elle était agrégée de philosophie. Et le Deuxième sexe, en particulier, est une élaboration philosophique, complexe et articulée. Dans un ouvrage publié en langue allemande, en 1991, et paru en traduction française, en 200110, Eva Gothlin montre la démarche originale du Deuxième sexe, à la rencontre de diverses influences philosophiques (marxistes, hégéliennes et existentialistes), alors qu’on a toujours considéré que Beauvoir avait un seul maître: Jean-Paul Sartre. Elle-même, semble-t-il, dépréciait son activité philosophique, ne revendiquait pas la position de philosophe “tout à la fois pour ne pas contester la position de Sartre et du fait des difficultés des femmes à conquérir un espace comme philosophes”11. Et pourtant, comme le montre Gothlin, “Simone de Beauvoir ne se contente pas de marquer de son propre sceau la philosophie existentialiste, elle la combine avec une philosophie de l’histoire totalement absente de l’Être et le néant. Par là, il lui est possible de proposer une théorie de l’oppression des femmes et de tirer des conclusions sur les conditions de l’existence humaine qui diffèrent de celles de Jean-Paul Sartre.” (p.13)
Entre autre, Sartre considère que le conflit et l’oppression entre les sexes sont inévitables; Beauvoir les qualifie d’inauthentiques. Pour elle, devenir SUJET, c’est accomplir sa transcendance, et reconnaître aussi la transcendance d’autrui, c’est conférer la marque d’une existence authentique aux rapports humains, et donc aux rapports entre les hommes et les femmes. Cependant, là où Beauvoir sera critiquée par les théories féministes, c’est de considérer les activités traditionnelles des femmes: maternité, travail ménager, etc. comme étant non transcendantes, alors que celles des hommes le sont. Elle a gardé le biais androcentrique des philosophes auxquels elle réfère. Il convient de la replacer dans son contexte pour expliquer ses limites. Mais sa théorie de l’oppression des femmes a permis, plus tard, l’élaboration du concept de genre. En ne réduisant pas l’oppression des femmes à une oppression de classe, n’en faisant pas non plus la conséquence d’un mal individuel, de plus en dépassant le marxisme traditionnel et le féminisme libéral, Simone de Beauvoir a tracé une ligne de départ pour toute la théorie féministe d’aujourd’hui.(p.324-325) Ce qui fait du Deuxième sexe un livre irremplaçable encore pour aujourd’hui.
4. Pour moi, 40 ans plus tard.
Personnellement, c’est avec “la mémorialiste”12 que j’ai eu mes premiers contacts avec Simone de Beauvoir. En 1968, je suivais un séminaire sur l’athéisme, à l’intérieur de mes études en théologie: j’ai travaillé ce sujet dans Mémoires d’une jeune fille rangée13 (1958) . Très jeune, Beauvoir a commencé à écrire son journal. Ce genre littéraire correspondait à une véritable mission pour elle: l’existence rendue consciente.
Sa démarche religieuse fut celle de tout enfant dans le monde catholique de l’époque. Mais vite, elle prend son autonomie intérieure, et utilise son rapport à Dieu pour sa recherche du moi, avec des élans mystiques, comme souvent cela arrive à l’adolescence. Et ce cheminement spirituel qui l’amènera vers une position ferme d’athéisme dès sa jeunesse, elle l’a exprimé dans un roman que j’ai lu il y a quelques mois: Anne, ou quand prime le spirituel14 . Les récits de ce livre sont nourris par un fait qui a marqué son adolescence: la mort d’une amie très chère prénommée Zaza. Celle-ci venait d’une famille très rigide sur le plan religieux et moral, et elle fut harcelée par ses parents au moment où elle vivait une relation amoureuse. On ne sait trop de quoi elle est morte, mais Simone de Beauvoir en est restée marquée, habitée par une révolte qui l’accompagna toute sa vie. Elle décrira dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée comment elle en est arrivée à quitter le monde spirituel pour le monde sensible, se retrouvant sans croire en Dieu, comme une évidence, et bien convaincue que rien ne lui ferait renoncer aux joies terrestres. (p.190)
On peut comprendre son rejet de ce qu’on appelle couramment le dualisme de la pensée chrétienne, un spiritualisme décroché des réalités quotidiennes et le caractère infantilisant d’une dévotion encadrée par un modèle de soumission, en particulier pour les femmes. Nous avons eu la chance, à la fin du 20e siècle, de bénéficier de l’avancement des connaissances sur le plan de la compréhension des textes des origines et la critique historique de l’évolution du christianisme, pour ne pas être contraintes de tomber dans le tout ou rien, mais pouvoir vivre une foi critique plus adéquate à l’évolution de la conscience humaine.
La démarche vers l’athéisme de Simone de Beauvoir me fait beaucoup penser à une autre femme remarquable, un peu plus ancienne qu’elle: Lou Andreas-Salomé.