Liminaire numéro 157

Liminaire

 

Ce numéro de la revue L’autre Parole autour de la thèse doctorale de Johanne Philipps pose la question : le temps serait-il venu au Québec d’adopter une conception féministe radicale de la laïcité ?

On l’a dit et on l’a redit maintes fois, la laïcité québécoise vise à promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes. Pour assurer cette égalité, l’État se dissocie de la religion, un domaine où cette égalité n’est pas garantie, telle est la vision assez courante de la laïcité au Québec. Intitulée Comment le projet de laïcité québécoise est défavorable aux femmes. L’urgence de briser une évidence (Université de Montréal, 2019)[1], la thèse de Johanne Philipps propose un renversement de perspective. Plutôt que de concevoir la séparation de l’État et de l’Église comme une concession aux autorités religieuses conservatrices de pouvoir discriminer les femmes et les minorités sexuelles, l’autrice soutient que l’État québécois devrait exiger leur non-discrimination dans le domaine religieux comme dans tous les autres domaines de la vie.

On objecte à cette proposition que l’État ne doit pas ou ne peut pas se mêler des affaires de l’Église ou des institutions religieuses. Mais il s’agit d’une fausse objection. D’abord, l’État se mêle déjà significativement des affaires de l’Église ou des institutions religieuses. Ensuite, la thèse propose des actions tout à fait réalisables pour l’État comme celles de cesser d’offrir des avantages civils à des institutions religieuses qui persistent à discriminer les femmes ou les minorités sexuelles. L’État pourrait fort bien exercer un rapport de force avec les autorités religieuses pour exiger qu’elles appliquent dans leur organisation les droits humains dont le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes. L’État québécois pourrait (devrait) cesser de reconnaître le droit associatif de l’Église catholique romaine, dont certains éléments du droit canon, qui légitime la discrimination légale des femmes dans son organisation.

La thèse de Johanne Philipps montre d’où provient historiquement l’exception accordée aux autorités religieuses de discriminer les femmes, le tout demeurant lié au processus lent de sécularisation survenu au cours du siècle dernier. Profondément ancrée dans les habitudes, nous ne ressentons plus l’injustice de cette « exception religieuse ». Nous acceptons assez spontanément que la religion figure comme le dernier domaine de la vie où les droits des femmes et des minorités sexuelles ne s’appliquent pas.

Les féministes dans la sphère religieuse luttent depuis longtemps contreles inégalités de sexe et de genre dans l’Église. Il est temps, affirme Johanne Philipps, que l’État soutienne activement leurs luttes et que les féministes sociales et les groupes de défense des droits se joignent à elles.

Le premier article du numéro, écrit par Johanne Philipps, expose la thèse. Puis, sept articles en présentent diverses rétroactions ou analyses.

Solange Lefebvre montre comment l’État peut concrètement épauler les revendications des féministescroyantes, mais comment, évitant de le faire présentement, il se rend complice des discriminations pratiquées par l’Église. Le changement impliquerait pour les féministes croyantes qu’elles tournent leur revendication non seulement vers les autorités religieuses, mais aussi vers l’État et qu’elles adoptent « un militantisme de groupe d’intérêt » (Louise Desmarais) ou encore qu’elles envisagent d’en saisir les tribunaux (Christine Lemaire).

Pauline Jacob articule depuis longtemps la revendication de l’accès des femmes à la prêtrise dans l’Église catholique. Elle perçoit dans la thèse des stratégies nouvelles et prometteuses qui pourraient ouvrir « une brèche dans la muraille ». Denise Couture critique le caractère patriarcal de la conception courante de la liberté de religion à remplacer par une conception féministe de la liberté de religion. Cela signifierait pour les femmes certes le droit de quitter l’organisation religieuse, mais aussi le droit d’y développer, sans discrimination, une spiritualité féministe. Mireille D’Astous poursuit sur ce thème pour débusquer l’hypocrisie des autorités religieuses qui justifient leurs pratiques discriminatoires sous couvert de liberté religieuse.

Clôturant ce tour d’horizon des principales propositions de la thèse, Anne Létourneau revient sur la complicité invisible de l’État « dans la discrimination de l’Église envers les femmes ».

Le numéro salue l’audace et la créativité de la thèse de Johanne Philipps. Dans la section « Hommage poétique », Nancy Labonté y répond par le poème intitulé Laissez-moi bénir.

S’ensuivent deux recensions : la première du livre d’Anne Soupa, Pour l’amour de Dieu (2021) où l’autrice raconte l’événement de sa mise en candidature au poste d’évêque de l’archidiocèse de Lyon ; la deuxième, du livre de Denise Nadeau, Unsettling Spirit(Décoloniser l’esprit, 2020) qui relate l’aventure d’une décolonisation du christianisme et de la vie selon la position d’une Blanche en contexte canadien et québécois.

Sur le plan de l’actualité politique et religieuse, une saga anti-femmes se poursuit dans la prise de contrôle de l’organisme Développement et Paix par la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC). La collective L’autre Parole a pris position sur cet événement dans une lettre intitulée Contre le définancement de groupes de femmes du Sud (17 mars 2021). Nous la publions en ces pages.

Il s’agit du troisième numéro de la revue L’autre Parole sur la laïcité (voir : Laïcité et religion majoritaire au Québec : perspective féministe, no140, Hiver 2015 ; et Vers un nouveau tissage de la laïcité et de l’égalité des sexes, no133, Automne 2102). Alors que le débat québécois sur la laïcité persiste à centrer l’attention sur les religions minoritaires, la collective L’autre Parole tente de la tourner vers la religion historiquement majoritaire au Québec, l’Église catholique, et vers la revendication féministe de l’égalité entre les femmes et les hommes dans cette Église. Il importe de rappeler que le nœud du processus de laïcisation se joue avant tout entre un État et la religion majoritaire sur son territoire. Il est temps que l’État québécois cesse de fortifier l’Église catholique et, dans sa foulée, les autres institutions religieuses, en ce quiconcerne leurs pratiques de discriminations envers les femmes et envers les minorités sexuelles ! Il est temps que l’État québécois appuie les revendications féministes contre les fondamentalismes religieux dont, en premier lieu, celui catholique !

Une laïcité féministe radicale est une laïcité qui s’attaque à la racine de l’inégalité entre les femmes et les hommes. Elle promeut une conception de la séparation de l’État et de l’Église qui refuse que le domaine de la religion persiste à représenter la dernière zone de non-droits pour les femmes.

 

Denise Couture, pour le comité de rédaction

[1] La thèse est disponible en libre accès à l’adresse : http://hdl.handle.net/1866/24791.