Marie, femme libre et libérante
Marie Gratton
NDLR : Cet article, d’abord publié dans la revue Relations, numéro 715, décembre 2006, p. 31, sous le titre :
Marie : figure libérante ou aliénante ? |
« Marie : figure libérante ou aliénante ? » est repris ici avec le titre choisi initialement par Marie Gratton. Il nous remémore le petit nombre de citations sur Marie de Nazareth dans les Évangiles ; il montre que les uns et les autres ont tracé un portrait de la Mère de Jésus à partir de qui ils étaient et à qui ils s’adressaient comme le rappelle Marie Gratton. Cette dernière nous ouvre la voie à tracer un portrait de Marie qui soit parlant pour nous, aujourd’hui.
Pour que Marie soit ou redevienne une figure libérante, faut-il « briser la statue » dans laquelle l’idéologie patriarcale et une certaine piété populaire l’ont enfermée ?
Pour répondre à cette question, ouvrons les Évangiles. Nous y trouverons quatre portraits de Marie, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont fort différents. Peut-on imaginer en effet figures plus contrastées que celles que nous présentent Matthieu et Luc d’une part, Marc et Jean d’autre part ?
DES FIGURES CONTRASTÉES
Selon Matthieu, dans ses deux premiers chapitres, Marie évolue dans l’ombre de Joseph, dépositaire de l’honneur de sa fiancée enceinte, puis gardien et protecteur de l’enfant qui naîtra d’elle et dont la vie est très tôt menacée. En songe, un ange lui indique la conduite à adopter ; à l’homme incombent les responsabilités.
Dans ses récits de l’enfance, Luc place Marie au centre : c’est avec elle que le Ciel transige pour obtenir sa collaboration au plan divin. Sans son fiat, point de naissance du Messie. Il fallait en outre à l’évangéliste une solide audace pour placer le Magnificat, cet hymne subversif, dans la bouche d’une femme.
Marc ne fait pas la part si belle à Marie. En mère inquiète et peut-être un peu possessive, elle cherche, avec les siens, à ramener Jésus à la maison. À parcourir les routes en dérangeant les bien-pensants, il risque trop, estime-t-elle. Lui, paraît plus attaché à ceux qui le suivent qu’à sa mère.
De son côté, et semblant prendre le contre-pied de Marc, Jean fait de Marie celle qui, à Cana, pousse son fils à réaliser sa mission. Au pied de la croix, c’est l’Église naissante qui, à travers Jean, lui est confiée.
Il est clair que la tradition a privilégié une image de Marie qui venait appuyer le système patriarcal, reflétant en cela le milieu culturel et religieux dans lequel le christianisme est né et s’est développé. Luc, celui qui souligne avec le plus de force la liberté et l’autonomie de Marie, a néanmoins fait l’objet d’une interprétation sélective et, osons le dire, tendancieuse. Ce que la tradition a choisi de nous proposer comme modèle marial, c’est celui de la jeune fille humble, soumise et silencieuse. Or, elle parle ! Elle dira fiat, mais pas avant d’avoir posé une question qui appelle une explication. « Servante », soit, mais du Seigneur. Ce n’est pas rien. « Humble », mais néanmoins consciente que Dieu a fait pour elle des merveilles et que les générations la célébreront. Mais n’est-ce pas avant tout l’expression de son autonomie et de sa liberté qui devrait nous frapper sous la plume d’un écrivain du premier siècle ?
Qu’on m’entende bien : je ne prétends pas retrouver chez aucun des évangélistes un authentique et complet portrait de Marie. Chacun a tracé le sien en tenant compte de son milieu de vie, de sa vision du monde et du public auquel il s’adressait. N’est-il pas normal de lire leurs récits et de les interpréter à la lumière des aspirations et des besoins de notre temps, comme eux ont cru bon de les rédiger à leur époque ?
UNE FEMME DEBOUT
Nous aimerions pouvoir dire : « Que la vraie Marie se lève ! » Abandonnons cette chimère. Les textes évangéliques, dont l’Église peut difficilement contester l’autorité, nous offrent des traits capables d’inspirer les femmes et les hommes de notre temps. C’est dans les récits de l’Annonciation et de la Visitation que nous les trouvons. Cette jeune femme demande qu’on l’éclaire avant de s’engager. On ne lui impose pas un destin ; elle accepte librement une mission. Son Magnificat est un manifeste révolutionnaire. Les puissants ont mis le monde à l’envers ; en se portant au secours des faibles, Dieu aime le remettre à l’endroit. Solidaire de son fils, mourant pour avoir parlé de son Père avec une liberté souveraine, elle se tient debout au pied de la croix. Qui sait si ce goût de la parole libérée, Jésus ne l’a pas appris de sa mère ? Si nous choisissons de « briser la statue », d’extirper Marie du moule patriarcal, nous la verrons enfin comme une femme libre devant les redoutables défis de la vie et de la foi, comme une sœur nous entraînant à la liberté qui sied aux enfants de Dieu.