OSER LA LIBERTÉ
Marie Gratton, L’autre Parol
Les médias s’accommodent mal des personnes qui, lors d’une entrevue, emploient ce que l’on appelle en France, la langue de bois. Il n’est nul besoin de traverser l’Atlantique pour l’entendre. Elle se parle de ce côté-ci from coast to coast. Utiliser la langue de bois, c’est enfiler des formules, des phrases qui sonnent souvent bien à l’oreille, mais auxquelles le cerveau a peine à donner un sens.
Et il y a une bonne raison à cela : la personne qui se plaît à discourir ainsi n’a peut-être rien à dire, mais se croit obligée de parler, et tente d’épater la galerie, ou bien elle a quelque chose à cacher. Pour ne pas manquer à la charité chrétienne, je tais ici tous les noms qui me viennent à l’esprit. Le monde de la politique compte plusieurs spécialistes de la langue de bois. Mais il n’est pas le seul. Tous les détenteurs de pouvoir aiment s’y exercer. Malgré les frustrations qu’ils inspirent aux journalistes, obligation leur est pourtant faite de les interviewer.
L’expérience m’a appris que lorsqu’on milite pour une cause, et qu’on n’a pas à penser à la réaction de l’électorat aux prochaines élections, il faut oser dire les choses comme on les perçoit. Il faut oser la liberté. On doit s’exprimer dans un langage qui soit aussi clair que possible, pour rejoindre le plus grand nombre de personnes possible. Il y a, bien sûr, une condition préalable à cette libre prise de parole. Comment, en effet, espérer exercer publiquement sa liberté de parole, sans avoir déjà cultivé sa liberté intérieure, cette faculté de penser, d’analyser une idée, une situation, et de juger par soi-même?
Pour convaincre, il faut plaider. Il faut y mettre de la passion. Qu’est-ce à dire? Il faut présenter un certain nombre d’arguments qui viennent étayer le point de vue qu’on défend. Il faut, de surcroît, prévoir les objections qu’on soulèvera, et si possible, avoir eu le temps de les démolir avant même qu’on ait pensé à les soulever! Il faut encore adopter un ton qui reste respectueux, de façon à ne pas s’aliéner définitivement les personnes qui ne partagent pas sa façon de voir. Il y a une bonne raison à cela. Ne veut-on pas les convaincre, en fin de compte, du bien-fondé du point de vue qu’on défend? Plaider avec succès, c’est aussi parfois savoir mettre les rieurs de son côté. J’ai rarement résisté à cette tactique délicate, mais souvent fructueuse. Oser dénoncer l’absurde, comme cela peut faire du bien! Que le Ciel me pardonne, car j’ai toujours usé de ce procédé pour la « bonne cause ».
Il faut, à chaque fois que cela est possible, dénoncer les failles d’un système, la désuétude des structures en place, les interprétations tendancieuses, sinon fallacieuses d’une tradition, plutôt que les personnes qui s’y accrochent, au cas où elles seraient de bonne foi. Je parle ici, vous l’aurez compris, en tant que féministe chrétienne, cela vaudrait tout autant dans le monde politique évidemment. S’attaquer à des idées, sans les relier à des noms n’est pas toujours possible. Il est des cas si graves, que l’obligation nous est faite, en tant que féministes chrétiennes, d’appeler non seulement les choses, mais aussi les personnes par leur nom.
Il fut une époque où j’ai été beaucoup sollicitée par les médias. Dès ma première expérience — qui remonte à un temps dont personne ne se souvient —, je me suis fait la réputation d’ignorer complètement la langue de bois. Spontanément, sans le moindre calcul au départ, j’avais osé la liberté. J’ai tout de suite compris que c’était la formule gagnante, non seulement et d’abord pour « passer » dans les médias, c’est-à-dire pour y être réinvitée, mais pour réussir à « passer » un message, une idée, une conviction. Cela est vrai partout : à la télévision, à la radio, dans les entrevues comme dans les débats, et dans la presse écrite, cela va de soi. Pour le meilleur et pour le pire, c’est selon, la parole libre attire et retient l’attention.
Quand nous nous présentons dans les médias en tant que féministes chrétiennes, il n’y a qu’une attitude possible : oser la liberté, et en assumer les conséquences, pour surmonter ce que plusieurs considèrent soit comme un double handicap, soit comme une impossibilité ontologique! C’est la ligne de conduite que j’ai adoptée. J’ai aimé, et j’aime encore plaider en toute liberté.
Oser la liberté, c’est ce qu’a toujours fait L’autre Parole, partout, toujours. Sa mise au monde a été un acte de liberté. Il fallait dénoncer le carcan patriarcal en faisant entendre une autre Parole, une parole libre, mais enracinée dans une tradition qui, en ses commencements, avait créé pour les femmes de si grandes espérances. Dans le choix de ses collaboratrices, dans les thèmes abordés, dans les causes qu’elle a soutenues, dans les débats qu’elle a suscités, dans sa persévérance indomptable à lutter pour la cause des femmes, L’autre Parole a osé la liberté. En m’ouvrant ses pages, depuis tant d’années, non seulement m’a-t-elle permis d’oser m’exprimer sans la crainte d’une quelconque censure, mais elle m’y a invitée, et plus encore incitée. Je l’ai écrit, je l’ai crié sur les toits, en reprenant les mots que prononçait Maurice Blondel, en pleine crise moderniste, il y a tout juste un siècle : « La liberté des enfants de Dieu ne se reçoit pas, elle se prend ».
Nous vivons à une époque où plusieurs personnes ont le sentiment que les médias mènent le monde, puisqu’ils y sont omniprésents. Y prendre la parole, y écrire, y oser la liberté, y défendre à voix forte et visière levée, malgré les risques, et malgré la tristesse qui nous étreint parfois devant certains reculs que connaît notre cause, c’est peut-être pour nous, féministes chrétiennes, contribuer, si modestement que ce soit, à éviter d’autres dérives. Durant la crise moderniste, l’encyclique Pascendi et le décret Lamentabilis en avaient provoqué plusieurs, ce qui avait fait dire à Mgr Louis Duchesne que la barque de Pierre était conduite « à la gaffe ». Ce brillant universitaire, en des temps difficiles, osait la liberté. L’époque actuelle nous en fait encore un devoir.