PERSPECTIVES FÉMINISTES SUR LES FONDAMENTALISMES RELIGIEUX
Alexa Conradi
En octobre 2013, au moment où le Québec était plongé dans le débat sur la Charte des valeurs, j’ai donné une série de conférences sur les stratégies déployées par les féministes pour maintenir et élargir les espaces de liberté des femmes devant la montée des fondamentalismes religieux. Les féministes craignent, avec raison, leurs influences sur nos sociétés, ce qui en pousse plusieurs à militer pour la laïcité de l’État. Ce que j’ai découvert au fil de mes recherches m’amène à penser que le mouvement féministe est dû pour une bonne réflexion sur la religion et le fondamentalisme religieux, car se positionner sur la laïcité est loin de tout régler.
L’essentiel de cet article reprend les éléments de réflexion que j’ai présentés lors d’une soirée publique intitulée « Au-delà du voile… Réponses féministes aux fondamentalismes » organisée par la Fédération des femmes du Québec le 30 octobre 2013 et qui sont une synthèse de mes lectures.
Une définition du fondamentalisme
Denise Couture, professeure titulaire de la Faculté de théologie et de sciences des religions à l’Université de Montréal et membre de L’autre Parole, a proposé une définition du fondamentalisme religieux qui est pertinente pour situer la suite de ce texte. Pour elle, le fondamentalisme repose sur une logique, qui ne reconnaît qu’une seule autorité, qu’une seule identité ou qu’une seule vérité comme valable.
Le fondamentalisme (religieux) peut se manifester tantôt au sein d’un gouvernement, tantôt dans un mouvement néofasciste, tantôt dans un temple ou encore au sein d’une famille. Je mets « religieux » entre parenthèses, car un mouvement politique ou social peut également revêtir la caractéristique de préconiser une identité, une autorité ou une vérité uniques. D’ailleurs, les femmes réunies à Montréal au Forum des États généraux de l’action et de l’analyse féministes, en novembre 2013, nous mettaient en garde contre la tendance de ne voir que le religieux lorsqu’il s’agit de fondamentalisme, alors que l’approche capitaliste néolibérale, par exemple, fonctionne selon une logique fondamentaliste.
Les impacts du fondamentalisme sur les femmes
Rappelons que certains milieux fondamentalistes sont actifs seulement au sein d’une communauté de croyant.es, d’autres cherchent à influencer les orientations sociétales ou politiques d’un État, d’autres encore cherchent à imposer leur loi par la terreur ou les armes de l’État. Il y a donc une distinction à faire entre le fondamentalisme et les moyens d’action choisis par ces milieux.
L’impact de chaque forme de fondamentalisme dans la vie des femmes diffère d’un milieu à un autre. Une guerre menée par des fondamentalistes religieux dans un pays n’ayant pas reconnu le droit des femmes à l’égalité a tendance à renforcer les inégalités vécues par les femmes. Alors que la présence de théocrates fondamentalistes au sein d’un gouvernement aux traditions laïques et aux lois égalitaires pose d’autres défis aux femmes, par exemple sur le plan de l’avortement. Dans tous les cas, le thème central de tous ces milieux est le contrôle accru exercé envers les femmes.
Le fondamentalisme est obsédé par les femmes. D’une tendance à l’autre, on y fait la promotion d’un rôle traditionnel pour les femmes dans lequel elles sont soumises à l’autorité patriarcale. C’est leur corps, leur sexualité, leur autonomie voire leur liberté de penser qui peuvent être soumis à des règles conservatrices.
Le degré et le type de contrôle exercé varient selon le champ d’action et d’influence. À l’échelle familiale, on peut contrôler l’autonomie des déplacements des femmes et des filles. Alors qu’à l’échelle étatique, on peut voir des gouvernements réduire l’accès à l’avortement. En d’autres mots, les fondamentalistes religieux s’opposent aux objectifs d’émancipation et d’autodétermination du mouvement féministe, qui réclame justice, liberté et égalité pour toutes les femmes.
Ce qui favorise le développement de fondamentalismes religieux
Dans les recherches que j’ai réalisées, ce qui semble clair, c’est que le fondamentalisme n’apparaît pas spontanément. Dans tous les pays et dans tous les contextes, des facteurs multiples interagissent pour favoriser ou défavoriser l’émergence et l’intérêt pour des mouvements fondamentalistes. Voici quelques-uns de ces facteurs.
L’insécurité et l’injustice économique
L’insécurité économique et l’augmentation des écarts de richesse sont identifiées comme un problème majeur par les féministes dans la montée des fondamentalismes. La peur devant l’avenir pousse certaines personnes à se tourner vers des milieux qui fournissent des réponses apaisantes devant l’angoisse. D’autres se tournent vers ces milieux pour obtenir du soutien devant la pauvreté et la précarité, soutien perçu comme peu accessible ailleurs (communauté, soins, nourriture, etc.). C’est particulièrement le cas lorsque l’État se retire de l’offre de services publics universels et accessibles.
Aussi, le sentiment d’injustice que génère l’augmentation des écarts entre riches et pauvres fait en sorte que certaines personnes, souvent les plus jeunes, peuvent être plus ouvertes à entendre et faire leur une logique plus absolutiste. La colère des jeunes exclus.es peut être plus facilement canalisée dans un discours haineux ou identitaire souvent porté par les fondamentalistes religieux.
Racisme et écarts de citoyenneté
Dans de nombreux pays occidentaux, l’attrait des jeunes des minorités pour des discours fondamentalistes augmente devant le racisme systémique qu’ils et elles rencontrent. L’exclusion et la présence d’une hiérarchie entre les personnes blanches et racisées créent un terreau fertile au repli identitaire dont les fondamentalistes se nourrissent.
L’absence de représentations ou encore la présence des représentations stigmatisantes, la difficulté à accéder à la citoyenneté ou à une participation égale à la vie démocratique peut pousser des gens, souvent plus jeunes, vers des solutions dogmatiques.
Le renforcement de classes inégales de citoyen.nes aux droits différents est très dangereux. À cet égard, le taux de chômage élevé des Noirs.es et des Maghrébins.es devrait nous inquiéter grandement, tout comme les discours qui excluent le pluralisme identitaire chez les Québécois.es.
L’autoritarisme
On n’a qu’à prendre pour exemple les liens entre Vladimir Poutine, actuel président de la Russie, et l’Église orthodoxe dans ce pays, pour comprendre la relation entre l’autoritarisme politique et le fondamentalisme religieux. En créant un espace public où l’autorité est vue comme sacrée, on offre une place inespérée aux fondamentalistes pour définir le bien et le mal. C’est ce qui permet la répression de la dissidence et des droits. Pensons au traitement réservé aux Pussy Riot ou aux lesbiennes et aux gais.
Malheureusement, l’autoritarisme n’est pas le propre du président de la Russie, c’est aussi la marque de commerce du premier ministre du Canada, Stephen Harper. La différence entre les deux contextes est que les institutions démocratiques sont plus fortes et pluralistes au Canada qu’en Russie. Nous devrions nous méfier davantage de cette tendance du premier ministre canadien. Depuis son arrivée au pouvoir, on constate l’effritement de l’espace démocratique, la répression des mouvements et des voix critiques et la militarisation des politiques et de la société canadienne.
L’absence d’une presse critique et d’une démocratie pluraliste, tout comme l’absence de mouvements sociaux forts, présente de grands risques devant l’attrait des milieux fondamentalistes.
Guerre et militarisme
Les fondamentalistes peuvent aimer la guerre et vouloir imposer leur vérité, mais ils peuvent également se renforcer durant une période marquée par la guerre et par la militarisation. Des groupes fondamentalistes se nourrissent des contextes marqués par le chaos, le danger, l’absence de services publics, les problèmes d’accès à l’eau et à la nourriture en s’occupant des besoins ordinaires des gens dans des moments difficiles avec des ressources financières parfois impressionnantes (prenons pour exemple ISIS en Iraq ou les ONG en Afrique financées par les fonds chrétiens ou par des gouvernements comme le Canada).
La géopolitique – impérialisme
L’impérialisme économique, politique ou religieux sert les groupes fondamentalistes. Une population qui se sent profondément heurtée par la domination d’une autre est plus sensible aux discours simplistes et vengeurs que proposent des réseaux fondamentalistes. L’appel à l’unité contre l’oppresseur extérieur peut faire taire des dissensions internes pourtant essentielles à la démocratie et à la contestation d’une logique autoritaire.
Ce qui décourage le développement de fondamentalismes
Les solutions se doivent d’être appropriées à chaque milieu. Pas de vérité unique! Ceci étant dit, certains facteurs semblent contribuer à un environnement plus sain.
Le pluralisme démocratique
Il est tout simplement beaucoup plus difficile pour des fondamentalistes de s’imposer lorsque le pluralisme est encouragé, reconnu et institutionnalisé. Les idées contraires doivent pouvoir se confronter en toute liberté. Une presse critique et des mouvements sociaux autonomes, des partis politiques diversifiés, du soutien étatique pour que les voix minoritaires puissent être entendues. Tout cela contribue au pluralisme. Lorsque le Canada coupe le financement des groupes de femmes, il affaiblit le pluralisme politique. Lorsque nos institutions démocratiques permettent la concentration du pouvoir, elles affaiblissent le pluralisme politique.
Éducation critique et accessible
L’accès à une éducation critique est essentiel pour que la population développe les outils qui lui permettent de bien déceler l’autoritarisme, l’appel à une identité ou à une vérité unique. Cela veut dire combattre toutes les tentatives de réduire l’accès à l’éducation publique et universelle. Cela exige une lutte pour éviter que l’éducation serve des intérêts religieux, politiques ou économiques. La marchandisation actuelle de l’éducation affaiblit le rôle critique que doit jouer l’éducation dans une société libre.
Contrer l’économisme, soutenir l’égalité
Le néolibéralisme, l’itération actuelle du capitalisme, repose sur des pratiques qui créent beaucoup d’injustices. Puisque ces injustices sont particulièrement propices à créer les conditions d’émergence du fondamentalisme, il ne faut pas accepter l’idée que les individus sont responsables seul.es ou en famille pour gérer les risques de la vie et que l’État n’a pas de rôle à jouer dans la redistribution des richesses.
Adopter de fortes politiques et pratiques d’égalité des sexes
L’État ne devrait en aucun cas renforcer un point de vue traditionnel des femmes et il ne devrait pas plus s’immiscer dans leur droit à l’autodétermination. Au contraire, il devrait miser sur des politiques et des pratiques fortes qui visent à renforcer la capacité d’action des femmes dans toutes les sphères de la vie tout en évitant le paternalisme. Les politiques doivent viser à enlever les barrières systémiques à l’égalité et la justice pour toutes les femmes. Une partie de ces politiques doivent être consacrées pour reconnaître l’importance du rôle du mouvement féministe autonome. À travers le monde, on observe que c’est lorsqu’il y a un mouvement féministe autonome fort que les plus grands gains féministes s’obtiennent.
Ce que le mouvement féministe est appelé à faire
Historiquement, le mouvement féministe québécois se méfie, avec raison, de la religion comme institution patriarcale. Son approche a surtout été de travailler pour faire diminuer le poids de l’Église catholique dans la vie des femmes, tant au plan social qu’au plan politique. Les femmes croyantes y compris les Sœurs féministes prennent part à la lutte des femmes pour leur droit à l’égalité et parmi elles, certaines sont actives pour que l’Église transforme ses pratiques envers les femmes. Ceci étant dit, le mouvement témoigne du peu d’intérêt pour les luttes des féministes croyantes qui militent pour faire reculer les pratiques discriminatoires au sein des milieux religieux.
Avec la participation accrue de femmes de traditions religieuses variées dans les milieux féministes québécois, les expériences, les pratiques et les connaissances se diversifient et remettent en question l’approche dominante. L’Église catholique vue sous l’angle du rôle du Vatican ressemble pour beaucoup à une institution fondamentaliste. Bien que composée par des tendances variées, cette Église ne peut pas être qualifiée de démocratique. Elle réfère à des doctrines, à des manières de faire valoir une vérité et une autorité uniques. Certaines communautés religieuses ont fortement appuyé les revendications féministes et parfois en ont subi les conséquences.
D’autres traditions religieuses ont fait évoluer la doctrine de façon plus démocratique. C’est le cas de l’Église unie et de certaines traditions réformistes juives et musulmanes qui ne pratiquent plus de discrimination directe à l’égard des femmes et des gais et lesbiennes. Ces distinctions sont importantes à faire pour bien cibler l’action critique féministe. J’en arrive à la conclusion que le mouvement féministe a intérêt à s’inspirer de ces expériences pour faire son analyse du fait religieux.
Les auteures nous mettent en garde contre la tendance à ne pas s’intéresser à la religion et au vécu des femmes croyantes. On y note l’absence de réseaux de solidarité entre féministes pratiquantes et non pratiquantes, ce qui peut avoir pour effet d’isoler les femmes croyantes dans leur démarche pour transformer les pratiques religieuses dans leur milieu. Elles finissent parfois par devoir lutter pour leur place au sein du mouvement et pour leur place dans les institutions religieuses. Les auteures se demandent si cet état de fait ne contribue pas à maintenir des pratiques de domination en place. Elles se demandent si au bout du compte les réseaux féministes croient ultimement que les femmes doivent se sortir de leur religion pour bénéficier de leur appui. Voilà un débat à faire dans le mouvement!
La laïcité
Force est d’admettre que les mouvements féministes sont divisés quant à l’approche à préconiser en matière de laïcité. Toutes sont d’accord pour séparer la religion et l’État. Puis, les nuances commencent. Dans mon recensement des écrits, j’ai découvert que plusieurs milieux féministes notent que la laïcité, selon les moyens mis en place, peut avoir un effet contraire à celui désiré. Plusieurs réseaux sur le terrain mettent en doute le dogmatisme de certains milieux laïques et se demandent s’ils ne sont d’abord et avant tout antireligieux. On craint l’isolement des femmes croyantes ce qui est souvent associé à une vulnérabilité accrue au contrôle des clercs et des hommes. Par ailleurs, des ONG sur le terrain craignent que l’approche antireligieuse de certains milieux laïques ne serve de repoussoir vers les fondamentalistes. En tout cas, il y a appel à une approche plus nuancée qui tient compte du contexte pour éviter le dogmatisme à son tour.
Le privé est politique
Certaines auteures rappellent le fait que le mouvement a contesté la dichotomie entre le politique et le privé. Elles suggèrent aux féministes de cesser de clamer que la religion soit reléguée à la sphère privée, car ce qui est considéré politique dans la société est soumis au débat alors que ce qui est privé ne l’est pas. Si la religion n’est jamais soumise au débat, car tenue à l’écart de la chose publique, la laisse-t-on trop facilement aux mains des amoureux de domination et de la pensée unique? Elles suggèrent que l’une des façons de réduire la portée du fondamentalisme est de soumettre les idées et les pratiques religieuses au débat public afin qu’elles fassent l’objet de critiques.
Liberté religieuse
Par ailleurs, des États dits laïcs comme le Québec exemptent les institutions religieuses de certaines dispositions de la Charte des droits et libertés, notamment en matière de discrimination. Mes lectures m’ont permis d’apprendre que certaines auteures questionnent le fait qu’un État laïc permette à des institutions religieuses de pratiquer de la discrimination en toute légalité, alors que ces mêmes institutions bénéficient d’un ensemble d’ententes avec l’État notamment sur le plan de l’impôt. Ce serait un débat à faire.
Une loi pour toutes et tous
Certains pays permettent l’existence de lois qui s’appliquent différemment selon la croyance religieuse de la personne. En Afghanistan, on a tenté d’affirmer que les lois en matière d’agression sexuelle ne s’appliquaient pas pour un groupe religieux. Ou encore, dans la loi sur la famille, certains pays permettent aux croyants.es d’avoir recours à des tribunaux religieux en cas de divorce. Toutes mes lectures confirment l’importance de refuser des lois différentes pour les groupes religieux. Ce sont souvent les tendances conservatrices qui aiment s’exempter du respect des droits.
En conclusion
À l’heure où le nouveau gouvernement formé par le Parti libéral du Québec se prépare à de multiples coupures dans les programmes sociaux qui auront pour conséquence d’augmenter la précarité et de rendre plus vulnérables des populations déjà marginalisées, quelles conséquences appréhender sur l’émergence de discours fondamentalistes religieux dans notre société? Si le débat entourant la Charte des valeurs a certainement mis en lumière les différentes perspectives féministes sur la présence de pratiques religieuses dans notre société, comment le nouveau contexte social, politique et économique interpelle-t-il les féministes pour créer des réseaux de solidarité entre les féministes croyantes et non-croyantes? Devant l’effritement de la démocratie et du filet social, devrions-nous engager autrement le débat public sur les pratiques religieuses afin que celui-ci se déroule dans la perspective d’un féminisme solidaire porteur d’égalité et de justice pour toutes?
BIBLIOGRAPHIE