PERTINENCE DE L’AUTRE PAROLE
Christine Lemaire
Pour que vous puissiez bien situer les réflexions qui vont suivre, laissez-moi vous parler de mon parcours personnel. De fait, je ne suis ni membre d’une communauté religieuse, ni théologienne. Je n’ai pas fait d’études en sciences religieuses. Je ne suis engagée dans aucun autre réseau de chrétiennes et chrétiens, pas plus que dans la structure ecclésiale québécoise.
Mon féminisme s’est développé à partir de la discipline historique. C’est en étudiant notre histoire que j’ai compris que les femmes avaient des luttes à mener, un long chemin à parcourir. Leur place d’aujourd’hui, elles l’avaient gagnée au prix de combats parfois féroces et toujours patients.
Ma foi chrétienne m’a été transmise par ma famille : c’était une foi très conforme aux grands préceptes d’avant Vatican II. Une foi empreinte de confiance en Dieu, enjolivée d’un brin de folklore, de superstitions et des chansons entraînantes des messes d’une petite église soreloise. Une éducation religieuse où la soumission à l’ordre établi n’a jamais été remise en question.
Ces deux pans de mon expérience de femme et, je dois le dire, leur confrontation, m’ont amenée à L’autre Parole. Je vous parlerai donc, à partir de cette expérience, de la pertinence de L’autre Parole dans la vie d’une femme croyante et féministe. J’aborderai trois pôles chers à la collective : l’expérience des femmes, leur travail de déconstruction et enfin, leur ecclésia.
Expérience des femmes
Regard de l’Église sur les femmes
J’ai donc baigné toute mon enfance dans un climat où la messe dominicale tenait lieu de pilier de notre pratique religieuse. L’absence des femmes ne m’était jamais aussi évidente que lorsque j’assistais à une célébration organisée par les communautés religieuses auxquelles mes tantes appartiennent. À ces moments-là, j’éprouvais un malaise que je n’arrivais pas à nommer en voyant des femmes dynamiques et autonomes laisser toute la place à des officiants masculins pour présider ce qui, à mes yeux, aurait dû être le lieu par excellence d’une expression singulière, et donc féminine, de leur foi chrétienne.
Évidemment, je vous parle à partir du temps d’aujourd’hui où toutes ces pensées sont bien en place, et je ne saurais dire à quel moment cela m’est devenu assez clair – et intenable – pour que la messe devienne une activité pénible. Ce malaise et cette révolte ont d’abord été des émotions que je tentais d’ignorer ou de refouler, de passer outre comme des obstacles inconvenants à l’expression de ma foi. La visite au Québec du pape Jean-Paul II, en septembre 1984, a été un moment où la stratégie du refoulement est devenue impossible. C’est pourquoi, lorsque j’ai découvert l’existence de L’autre Parole en 1985, je leur ai aussitôt adressé ce cri du coeur :
J’étais de celles qui vont à la messe tous les dimanches, de celles pour qui le carême et l’avent sont des périodes particulières dans l’année. Il n’y a pas si longtemps — mais j’ai cessé de pratiquer. Je n’arrivais plus à faire abstraction du sexisme sans cesse présent dans les célébrations eucharistiques. J’étais révoltée d’avoir à écouter des sermons dont les paroles me faisaient l’effet de pointes à ma conscience, à mon sens de la justice. Tannée de ne pouvoir lever la main, riposter… et trop respectueuse pour me lever et m’en aller.1
L’autre Parole m’a appris à reconnaître mon indignation, à l’associer à une situation d’injustice profonde envers les femmes et à la considérer ouvertement comme telle. Cette prise de conscience est capitale. Car pour tout être humain, la conscience est un gage de « mise en mouvement », elle réveille les énergies nécessaires au changement. Cette prise de conscience a provoqué un changement dans ma vie à moi d’abord, puis une volonté de travailler à changer cette réalité injuste.
J’ai compris que, pour l’Église, je suis « autre » et en même temps totalement assimilée à « l’Homme ». Quelle drôle de situation! Se savoir exclue d’une grande partie des responsabilités des chrétiens à cause de sa « différence » et, en même temps, être tenue à ce point pour acquise par l’institution, qu’elle ne se donne jamais la peine d’analyser cette différence avec d’autres yeux que des yeux d’hommes, à partir d’un point de vue d’hommes, d’une rationalité d’hommes et d’une expérience d’hommes. Différente, incapable de susciter quelque intérêt ou curiosité pour qui je suis; sans être reconnue et, par conséquent, écoutée pour ce que j’ai à dire qui serait issu de cette différence. Une différence que l’on juge pourtant menaçante au point de vouloir taire ma parole.
L’autre Parole: découvrir notre identité propre
Alors, quel bienfait apporte ce groupe de femmes qui elles, prennent la parole, assument cette autre parole, puisque l’on tient tant à nous nommer autre! Nous proclamons cette différence afin de lui redonner sa dignité et sa valeur.
J’ai vécu avec mes amies de L’autre Parole des moments de prise de parole, de partage de notre parole, tellement doux, tellement intenses, tellement profonds! J’ai vu des femmes qui, ayant rarement osé prendre la parole dans leur vie, la prenaient comme un cadeau et nous l’offraient avec émotion.
Parce que cette pensée est si importante aux yeux de nos fondatrices, le partage de nos expériences a toujours été la base et le point de départ de nos réflexions. Très souvent, lors de nos colloques, nous partons de ces expériences de la vie des femmes. Elles font l’objet de nos retrouvailles du vendredi soir, avant d’entrer, le samedi matin, dans une réflexion plus intellectuelle. Que ce soit sur des sujets aussi divers que la prostitution, la consommation, la diversité religieuse ou la foi, la prise de parole et le partage de nos expériences sont les socles de nos constructions.
On parle beaucoup d’estime de soi dans nos sociétés contemporaines. Imaginez seulement le bien que l’accueil de la parole d’une femme qui l’a rarement prise, l’écoute attentive de son expérience, la reconnaissance de ses victoires, la compassion vis-à-vis de ses souffrances ont pu donner à l’estime de soi de nos membres! Un partage intime qui ne peut avoir lieu ailleurs qu’entre des femmes qui partagent à peu de choses près les mêmes valeurs – qui sont en l’occurrence féministes et chrétiennes.
Déconstruction
Faire la part des choses entre la Tradition et l’idéologie
Autour de moi, on reste ou l’on quitte. Il n’y a pas d’autre chemin, pas de demi-mesure. C’est une situation que nous autres, féministes chrétiennes, vivons beaucoup et qui sera abordée par Marie-Andrée. « Pourquoi restes-tu dans l’Église? » nous demandera-t-on à gauche. « Ton féminisme me fait peur », nous fera-t-on sentir à droite…
Comme nous l’avons vu, je demandais à riposter, à débattre; pas à m’en aller! Mais pour riposter et débattre, encore faut-il se familiariser avec un certain langage, un argumentaire qui place dans une égalité intellectuelle notre autre parole. Et à ce titre, L’autre Parole est un lieu on ne peut plus précieux pour ces femmes qui, comme moi, n’ont pas été formées en théologie, mais qui cherchent des mots pour exprimer leur foi, leur espérance et leur révolte.
L’autre Parole est un lieu de déconstruction. Un lieu où l’on peut faire la part des choses entre le message de Jésus-Christ qui nous enflamme et nous fait vivre, et l’idéologie qui nous éteint et nous tue. Un lieu où nous pouvons « faire le ménage »… N’est-ce pas typiquement féminin?
Résultat : réécritures et célébrations
Le résultat de cette déconstruction, de ce ménage, est nos colloques et, plus particulièrement, nos réécritures. Pour moi, ce sont aussi les lieux de nos miracles, s’il fallait un jour présenter notre dossier pour la canonisation de L’autre Parole… On peut toujours rêver! Mais quoi, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila et Hildegarde de Bingen le sont bien devenues, avec des discours tout aussi percutants, novateurs et revendicateurs que le nôtre!
Pour qui n’a jamais assisté à ce foisonnement d’idées et de créativité, je dirai, pour l’illustrer, qu’il s’agit d’un lieu unique dans le temps et dans l’espace, d’un lieu de transcendance. Un lieu où nous arrivons incertaines. Incertaines de comprendre le texte sur lequel nous avons à réfléchir et incertaines d’être en mesure de contribuer à l’ouvrir, le dépoussiérer et le rendre plus parlant à nos vies de femmes d’aujourd’hui – sans toutefois le trahir. Un lieu de liberté totale où nous laissons cours à nos émotions et à notre imagination. Mais là n’est pas le miracle. Le miracle se produit quand l’Esprit se met à souffler sur tout cela, quand tout s’emballe et que notre parole émerge, où les mots tombent en place, produisant un texte toujours beaucoup plus fort que nos forces rassemblées.
Quelques textes qui ont surgi de ce processus, quelques moments de célébration sont devenus, pour nous, des pièces d’anthologie… Vous aurez l’occasion de le constater. Mais peu importe le résultat final, dans le moment où nous les faisons advenir, tous ces moments d’intimité dans la réflexion et le travail de création sont des moments de spiritualité intense, des moments de vie communautaire profonde.
Et que dire de nos célébrations! Je me souviens avec émotion de la première célébration vécue à L’autre Parole. Nous n’étions que quelques-unes, mais pour moi, cette audace dans la création d’un rituel qui parlait de nous, de notre vie de femme, m’avait impressionnée à un point tel que je m’en souviens comme d’une conversion. Participer à la conception et à l’élaboration d’une célébration de L’autre Parole, cela approfondit notre foi, nous fait chercher, nous interroger et inventer des formes de parole.
Et, encore une fois, l’Esprit est au rendez-vous. Nous pouvons nous en remettre à Elle; son souffle nous fera arriver à bon port.
Ecclésia: Nous sommes Église
Et tout ce travail, toute cette réflexion, tous ces partages et toute cette intimité sororale ont le pouvoir de nous rendre plus fortes, plus solides, plus assurées dans notre foi et dans notre espérance. Devant ceux qui préféreraient nous identifier comme une secte, un groupe à part, « en dehors », nous avons proclamé, au cours des 35 dernières années ce qui, pour nous, est une évidence : nous sommes Église.
En ce qui me concerne, c’est tout simple : L’autre Parole m’a permis de rester dans l’Église. Elle m’a permis de rester féministe ET chrétienne. Sans notre collective, il est évident que je n’aurais été QUE féministe… Car s’il m’avait fallu choisir, c’est du côté des femmes que mon choix aurait porté. Mais je sais que ma vie s’en serait trouvée appauvrie.
Qu’en est-il de toutes ces femmes qui, dans un Québec à la culture chrétienne catholique, ont eu à faire ce choix ou l’on fait par défaut, laissant doucement s’éteindre une spiritualité dans laquelle elles ne se reconnaissaient plus? Je me dis souvent que nous devrions être bien plus nombreuses que nous ne le sommes en réalité. J’ai peine à croire que les tiraillements que j’ai vécus dans ma vie, d’autres ne les vivent pas encore. Et c’est pourquoi je souhaiterais que L’autre Parole ait une meilleure visibilité, davantage de reconnaissance.
Communauté de disciples égales
Car nous sommes de l’Église, mais autrement. Un autrement pluriel, multiple et créateur. Nous formons de fait, ici et maintenant, une communauté de disciples égales, une ecclésia de femmes qui ne sauraient se voir autrement que comme chrétiennes, dignes de toutes les responsabilités et de tous les pouvoirs que cela comporte.
Si l’espérance se nourrit de l’expérience de chaque être humain, alors L’autre Parole est un lieu de construction de l’espérance puisque nous vivons déjà comme nous voudrions voir vivre l’Église du Christ.
En communion interspirituelle
Nous sommes chrétiennes, en grande majorité catholique et notre féminisme nous porte à nous ouvrir à d’autres expériences de femmes qui se battent, elles aussi, contre l’intégrisme dans d’autres religions.
Mais avant de regarder ailleurs, de condamner ailleurs, il me semble urgent de regarder ce qui se passe dans notre Église et de le refuser. Toutes nous refusons la situation actuelle. La combattre est évidemment une autre affaire. Il appartient à chacune de prendre les moyens, chacune à sa façon. Le numéro 131 de notre revue analyse cette situation et énumère les écueils que nous pouvons rencontrer dans ce combat. Par ailleurs, je pense que L’autre Parole est un lieu par excellence de résistance et de croissance spirituelle pour les femmes.
En un moment de l’histoire des femmes
Sur mon bureau, à la maison, j’ai une jolie représentation d’un groupe de suffragettes, toutes endimanchées et à l’air heureux, à l’ombre du Parlement. Elles viennent de gagner le droit de vote. Évidemment, ma formation en histoire me raffermit dans mon espérance. Si je suis, aujourd’hui, rendue où je suis, c’est bien grâce à des Elizabeth Cady Stanton, Simone de Beauvoir, Marie Gérin-Lajoie, Thérèse Casgrain, Léa Roback et Madeleine Parent.
Je souhaite qu’un jour, nous puissions dire, dans l’Église : « Je suis ici grâce au travail de Femmes et Ministères, Femmes et hommes dans l’Église, L’autre Parole.» Dans les jours très sombres que nous traversons comme femmes chrétiennes, et plus largement comme chrétiennes et chrétiens de gauche, le travail et l’espérance sont deux vertus qu’il faut cultiver avec le plus grand soin. Un jour, nos revendications seront reconnues. Parce qu’elles sont justes. Léa Roback ne disait-elle pas que les minorités d’aujourd’hui sont les majorités de demain?
En attendant, L’autre Parole nous permet de vivre notre spiritualité, tout simplement. Mais c’est essentiel.
Conclusion
En terminant, je voudrais exprimer toute ma reconnaissance à cette collective que j’aime d’amour, vous l’aurez compris. Toute ma vie de femme, L’autre Parole a nourri ma spiritualité qui aurait eu du mal à s’épanouir autrement. Elle m’a mis ma propre parole en bouche, comme on dit, mais elle a fait beaucoup plus. Elle l’a unie à toute une communauté, la fondant dans une Parole audacieuse, interpellante, profonde et transcendante.
L’autre Parole m’a soutenue dans mes expériences de femme, dans mes épreuves les plus grandes. Elle a partagé mes plus grandes joies. Elle a été un lieu où j’ai pu développer mes talents, comprendre mes émotions, toucher à l’éternité.
L’occasion est belle pour en témoigner… Et exprimer à toutes ces femmes qui en font ou en ont fait partie, la profondeur de ma reconnaissance.
1. L’autre Parole, no 27, juin 1985, p. 4.