QUAND L’EXEMPLE VAUT MILLE MOTS
Quand j’étais enfant, je ne crois pas que le mot » féminisme » ait jamais été prononcé devant moi à la maison, ni nulle part ailleurs, il faut bien le dire. À l’école, puis au pensionnat, les religieuses ont cherché à faire de moi une » petite fille modèle », en espérant qu’en devenant femme je conserverais tous mes » bons plis « . Ma mère, de son côté, me réservait, par l’exemple, une autre leçon.
Pauline Langelier Gratton m’a mise au monde alors qu’elle était tenaillée par de cruelles inquiétudes tout en étant remplie de grandes espérances. Elle a déployé pour m’élever autant de fermeté que de tendresse. Je lui dois tout, y compris mon éveil au féminisme, sans qu’elle ait jamais eu à m’en faire la promotion. Très tôt j’ai appris d’elle deux choses qui ont beaucoup alimenté ma réflexion sur la condition féminine: les femmes sont capables de se débrouiller seules, quand les hommes ne sont plus là pour les seconder, mais elles doivent alors puiser uniquement en elles-mêmes le courage et la confiance qui permettent de surmonter les obstacles qui se dressent sur leur parcours. Ces difficultés, rien ne les en préservera et personne ne les leur épargnera.
Un jour froid et gris d’hiver, j’avais alors huit ans, maman m’a servi une autre leçon, joignant cette fois le geste à la parole. Deux garçons m’avaient malmenée sur le trottoir, je suis arrivée échevelée et en larmes à la maison, un bouton manquait à mon manteau. Entre deux sanglots, je lui ai raconté ma mésaventure. Au lieu de me prendre dans ses bras et de me consoler, comme je l’espérais, elle m’a saisie par les épaules et m’a, contre toute attente, secouée. Au propre comme au figuré. En me regardant droit dans les yeux, et sur un ton qui n’admettait pas de réplique, elle m’a dit en serrant les mâchoires: » Marie, m’entends-tu? je te défends de te laisser manger la laine sur le dos! » Ce jour-là, elle avait décidé, je suppose, qu’il était temps de faire une femme de moi. La fillette trop sensible et maladivement timide que j’étais devait lui apparaître depuis trop longtemps mal armée pour affronter la vie. Peut-être avait- elle soupçonné aussi que le temps nous était compté, et qu’elle devait agir vite. J’avais douze ans quand elle est morte. Mon univers a basculé. Mais si j’ai réussi à ne pas perdre pied, c’est en m’appuyant sur son exemple et sur le souvenir de cette leçon, servie dure ment, mais inspirée, je l’ai vite compris, par un amour lucide et inquiet.
Pauline Langelier est restée toute sa vie une femme indépendante d’esprit. Aux heures de grands tourments, elle a manifesté une force peu commune de caractère et une exemplaire lucidité. Elle m’a beaucoup et surtout bien aimée. Quand je regarde mes filles Dominique et Marie suivre chacune leur chemin, je reconnais en elles certaines qualités de la grand-mère qu’elles n’ont pas eu la chance de connaître et dont elles auraient pu tant apprendre. Quelque part, entre ces deux générations, j’ai dû servir de courte échelle, et j’ai la faiblesse d’en tirer beaucoup de joie et un peu de fierté.
Marie Gratton, Myriam