Féminismes religieux – Spiritualités féministes[1]
Denise Couture, Bonne Nouv’ailes
Après avoir publié près d’une centaine de numéros thématiques sur une grande diversité de sujets en près de quarante ans, la revue internationale francophone Nouvelles Questions Féministes (NQF) publie pour la première fois un numéro thématique qui aborde « de front et de manière critique l’articulation entre féminisme et religion » (p. 12). Son objectif : « mieux comprendre cette réalité sociohistorique, souvent peu connue dans nos milieux francophones, à savoir la structuration d’une critique féministe “de l’intérieur”, portée par des femmes optant pour une posture féministe tout en s’engageant au sein d’un des trois monothéismes ou d’un nouveau mouvement religieux ou spirituel » (p. 9).
Du point de vue de féministes chrétiennes, à L’autre Parole, nous opinerions, qu’il était temps qu’une revue féministe telle NQF aborde cette question.
Les responsables du numéro (Catherine Fussinger, Irene Becci, Amel Mahfoudh et Helene Fueger) expliquent la difficulté, pour elles, de la traiter. Leur Édito s’intitule « Oser penser un engagement féministe et religieux ». Elles soulignent la vision courante qui marque le féminisme depuis les années 1960 à aujourd’hui selon laquelle « la libération des femmes passe par la rupture avec les références et les institutions religieuses » (p. 8). Cette appréhension tenait pour acquis qu’« une véritable avancée du féminisme supposait de renoncer à toute forme de croyances et de pratiques religieuses ou spirituelles, considérées comme nécessairement discriminatoires et aliénantes » (p. 8). Bref, « point de libération sans éradication du religieux » (p. 9).
Il est à noter que cette vision féministe sociale européenne reconnait l’existence de sujets-femmes qui revendiquent la posture féministe et religieuse. Mais elle la comprend comme « relevant d’une forme de “fausse conscience” » (p. 9) ; inutile dès lors de considérer le point de vue des féministes religieuses de sorte que ces dernières vivent une double marginalisation, au sein du féminisme et au sein de leur groupe religieux, soulignent les éditrices du volume.
Il s’agit de renverser cette perspective, d’examiner les revendications féministes se situant dans les trois grands monothéismes, les religions les plus présentes en Occident, et dans des groupes spirituels féministes, particulièrement de la Grande Déesse.
Le numéro comporte deux parties. La première présente des analyses sociohistoriques : les féminismes religieux dans les trois monothéismes depuis le 19e siècle (Béatrice de Gasquet) ; le laboratoire des féministes et protestantes de Genève (Lauriane Savoie) ; les actions de femmes de l’Action catholique en Belgique (Juliette Masquelier) ; le mouvement de la Déesse (Patrick Snyder) ; les revendications de juives orthodoxes (Lisa Anteby-Yemini) ; et les mobilisations d’Indiennes musulmanes (Sophie Schrago).
Sous la forme d’entretiens réalisés par la rédaction, la deuxième partie du volume donne la parole à trois leaders féministes, dans le judaïsme, dans l’islam et dans le christianisme, Elyse Goldstein, deuxième femme rabbin du Canada, Malika Hamidi, sociologue, musulmane et féministe basée en Belgique, et Marie-Andrée Roy, sociologue des religions, chercheuse féministe et cofondatrice de L’autre Parole au Québec.
Les éditrices retiennent de l’entretien instructif avec Marie-Andrée Roy les descriptions concises et justes de la collective L’autre Parole qui suivent :
Regroupant des laïques, des théologiennes, mais aussi des religieuses catholiques, L’autre Parole, se veut un lieu autonome, non soumis au Vatican, sans structures hiérarchiques, où il est possible de développer une spiritualité féministe — notamment au travers de rituels et de réécritures bibliques — tout en conservant un lien fort avec le mouvement féministe civil (p. 13).
Partie prenante depuis plus de quarante ans du mouvement des femmes au Québec, L’autre Parole se distingue à la fois par sa critique du patriarcat et de la misogynie de l’Église catholique, mais également par l’élaboration de discours et de pratiques alternatives à même de nourrir une spiritualité féministe désireuse de s’inscrire dans la tradition chrétienne (p. 120, en italique dans le texte original).
À une question sur sa position, Marie-Andrée Roy précise :
Comment te dire ? Il n’y a pas chez moi une identité chrétienne et une identité féministe. Il y a imbrication de ces deux dimensions qui s’interpellent et se redéfinissent sans cesse mutuellement. Il n’y a pas non plus une chrétienne devenue féministe, ni une féministe qui modère ses transports sous le poids des valeurs chrétiennes. J’essaie simplement d’assumer, au quotidien, mon double pari de chrétienne et de féministe (p. 121).
Catherine Fussinger mène l’entretien. Elle demande une explication à propos de la stratégie de L’autre Parole qui consiste à revendiquer davantage de place pour les femmes dans l’institution religieuse. Marie-Andrée Roy répond sans détour : « Je te le dis tout de go, notre entreprise est plus radicale ou, plus prétentieuse, pour reprendre les termes d’un de nos détracteurs ! Pas juste une meilleure place, toute notre place ! » (p. 129) La posture politique et spirituelle de L’autre Parole remet en question une vision de la religion qui la restreint à la sphère privée pour la concevoir plutôt comme un domaine de la vie des femmes, comme tous les autres, où s’exerce une revendication féministe radicale.
Les responsables du numéro proposent également une lecture transversale des neuf articles qui composent le volume. Elles retiennent, avec justesse à mon avis, trois enjeux qui traversent la posture féministe et religieuse ou spirituelle. Premièrement, pour les femmes qui l’occupent, il est essentiel « d’accéder de manière autonome à un savoir — soit en dehors du contrôle des hommes exerçant l’autorité au sein de leur tradition religieuse — et de l’investir collectivement à partir de leurs expériences de femmes » (p. 15), et, ajouterais-je, il est essentiel que ces femmes prennent la parole et diffuse leur savoir dans l’espace religieux et public. Deuxièmement, on retrouve une stratégie de non-mixité dans plusieurs groupes féministes et religieux ou spirituels afin de favoriser la construction d’une posture féministe. Troisièmement, ces groupes remettent en question « l’ordre sexué patriarcal qu’incarne le Dieu mâle des trois monothéismes » (p. 16) s’appuyant sur des courants critiques variés.
Au bout du compte, concluent les éditrices, « ce numéro suggère que le féminisme peut dépasser les frontières entre le monde religieux et le monde séculier, celles-ci étant bien plus poreuses que veulent nous le faire croire les fondamentalistes » (p. 17). Il déconstruit aussi les “fausses frontières” entre les féminismes séculiers et les féminismes religieux ou spirituels. C’est un numéro à lire.
[1]Nouvelles Questions Féministes, « Féminismes religieux – Spiritualités féministes », Vol. 38, no 1, 2019, 213 p.