Décoloniser les relations, décoloniser l’esprit
Denise Nadeau, Unsettling Spirit (2020)[1]
Denise Couture, Bonne Nouv’ailes
Dans un livre substantiel, Denise Nadeau raconte l’histoire de la transformation personnelle qu’elle a vécue, délibérément, tout au long de sa vie adulte en ce qui concerne un processus de décolonisation des relations, de la vie, de la politique, du christianisme, de la spiritualité, bref, écrit-elle en un mot, de l’esprit. Au fil des chapitres, elle tisse continûment des liens entre les récits personnels et les théories, de sorte que l’ouvrage offre en même temps une synthèse de la pensée et de la politique décoloniale au Canada et aux États-Unis.
Habitant à Montréal dans la première décennie des années 2000, Denise Nadeau a fait alors partie de L’autre Parole, du groupe Phœbé. Comme féministe, comme chrétienne et comme femme interspirituelle, elle décrit son trajet décolonial à travers l’appartenance à de nombreux groupes de femmes, marquée par des relations avec des femmes leaders, militantes, éducatrices ainsi que par de multiples relations inspirantes avec des femmes autochtones de plusieurs nations. Ces groupes et ces relations ont représenté pour elle des lieux privilégiés de désapprentissage des structures oppressives.
L’autrice se situe comme blanche canadienne et c’est de cette position spécifique qu’elle procède à un décapage du colonialisme. « Ce livre, écrit-elle, se présente comme une exploration de ce que le terme ”décolonisation” peut vouloir dire pour des personnes non autochtones au Canada[2] » (p. 5).
Le processus de décolonisation n’est pas simple pour les personnes blanches. L’ouvrage montre comment il peut susciter un élan de vie et une ouverture du « cœur ». Cela suppose de reconnaitre les injustices et d’accepter son propre inconfort inévitable. Denise Nadeau écrit :
Ce livre porte sur un parcours, à la fois douloureux et joyeux, au cours duquel j’ai appris à me sentir bien dans ma peau et sur ce territoire tout en acceptant que le racisme et le colonialisme continuent de faire partie de moi et de la culture dans laquelle je vis. […] Être capable de se sentir à l’aise tout le temps, cependant, est un privilège blanc colonisateur (settler). Il est temps de voir l’inconfort comme positif (p. 12-13).
L’autrice emploie le terme settler decolonization. Le mot settler renvoie à l’appropriation par les Blancs des territoires des premiers peuples. La décolonisation envisagée dans le livre réfère à une politique du territoire. Denise Nadeau laisse ouverte la signification du terme decolonization. Elle la présente « comme un processus, comme un appel, comme une manière positive de vivre » (p. 12). Elle vise l’établissement d’une « relation significative et mutuelle entre les peuples autochtones et non autochtones » (p. 5). Mais, précise-t-elle : « Je crois que nous ne découvrirons pas sa pleine signification dans cette vie ou même dans celle des prochaines générations » (p. 5).
À mes yeux, une caractéristique cruciale d’une approche décoloniale consiste à délaisser un mode de pensée qui procède par voie de généralisation de sa conception du monde. Denise Nadeau le réalise dans l’ouvrage. Elle contextualise chaque idée présentée. Elle raconte comment elle a appris telle connaissance ou telle manière de vivre, quelles personnes les lui ont montrées, quand et dans quelle situation. Au premier abord, cette manière d’écrire parait déroutante pour les « esprits » habitués aux plis coloniaux de la pensée qui font entendre partout des généralités applicables à tout le monde. Une grande réussite du livre consiste à tenter une pratique de l’écriture et de la pensée inscrite dans un processus décolonial.
Le livre comporte cinq parties. Les deux premières procèdent à une déconstruction du colonialisme chrétien et de la blanchitude (whiteness), les deux suivantes explorent des voies pour construire de nouvelles relations avec les Autochtones, la dernière reprend le titre du livre, Unsettling Spirit (décoloniser l’esprit).
L’autrice explique ainsi l’articulation entre les deux mouvements nécessaires de déconstruction et de reconstruction qui structurent le livre :
J’ai intériorisé la structure coloniale du christianisme et de la culture européenne. En conséquence, pour moi, la décolonisation a signifié beaucoup plus que de critiquer le christianisme européen, le colonialisme (settler colonialism) et la blanchitude : il a signifié d’être confrontée et d’être remise en question sur le plan de ma vie quotidienne et de mes valeurs par la rencontre avec les traditions autochtones (p. 10).
La première étape du livre établit des liens entre deux thématiques, celle de la mission chrétienne et celle de la Great White Helper (la grande aidante blanche). Cette dernière est celle à qui l’on a appris que son devoir consistait en toutes choses et à tout moment à aider les autres. Il s’agit de l’éducation reçue par l’autrice comme chrétienne blanche. La mission chrétienne de l’impérialisme européen et la mission personnelle des Blancs d’aider les autres s’entrecoupent. Dans les deux cas, on apporte à l’autre des solutions, sans prendre le temps de les écouter, se positionnant supérieurs sur une échelle hiérarchique. Denise Nadeau décrit sa lutte, encore à mener, avec la posture de la « grande aidante blanche ». La démonter a exigé d’elle de toucher sa propre souffrance jusqu’alors tue, et de modifier des mouvements spontanés du corps qui la plaçait comme un être au-dessus de la mêlée (l’aidante). Dans cette section du livre, les chapitres sur la décolonisation du trauma et de la guérison offrent une perspective unique et originale pour les repenser à nouveaux. Ils montrent à quel point la transformation décoloniale possède un caractère matériel et comment elle passe par un changement corporel.
Denise Nadeau dit choisir de demeurer chrétienne pour porter la responsabilité de son caractère colonisateur. Mais comment se défaire de la « mission chrétienne » si profondément ancrée en soi ? Le christianisme des Églises actuelles au Canada demeure pleinement colonial par ses visées d’intégrer les personnes dans son système établi. Pour Denise Nadeau, un christianisme décolonial est possible à la condition qu’il se laisse transformer à travers un dialogue interreligieux. Des Autochtones ont choisi cette voie et construisent un christianisme autochtone. Celui-ci imbrique les traditions autochtones et les traditions chrétiennes pour créer quelque chose de neuf.
Dans la deuxième partie du livre, l’autrice raconte son apprentissage de traditions autochtones et comment celles-ci l’ont transformée.
La relation aux ancêtres est centrale pour les Autochtones et le récit de Denise Nadeau commence par sa quête de ses propres ancêtres. Son père, originaire de Port-Daniel en Gaspésie, aura mentionné une seule fois, lorsqu’elle était enfant, une probable ascendance mi’gmaq dans sa famille. Un silence tenace a cependant régné sur cette question, puis, après plusieurs années, l’autrice retourne sur les lieux afin de mener une investigation sur le sujet. Elle découvre comment les Canadiens français installés en Gaspésie se sont approprié le territoire des Mi’gmaq, comment ils ont occulté le peuple autochtone pourtant bien présent sur le territoire et comment l’on peut en effet mettre à jour de probables ascendances mi’gmaq dans les familles canadiennes-françaises, dont la sienne. Plusieurs aînées et aînés de nations autochtones lui ont appris que l’identité autochtone relève d’un mode de vie et suppose la capacité de nommer concrètement les noms de ses ancêtres autochtones, ce qu’elle ne pouvait faire. Elle note comment ses amies autochtones ont respecté sa quête identitaire qui a duré plusieurs années avec ses avancées et ses reculs. Un point marquant des traditions autochtones, qui les distinguent des occidentales, consiste en une « éthique de non-intervention, inscrite dans la plupart des cultures autochtones, selon laquelle on juge qu’interférer dans une interaction entre d’autres personnes est une forme de domination » (p. 67).
L’autrice raconte sa découverte de pratiques ou de sagesses autochtones diverses qui ont eu un impact dans sa vie dont notamment la valeur fabuleuse de l’eau considérée vivante, la relation vitale aux saumons, la force vivante du territoire, celle des rituels de résilience, la culture de réciprocité, le battement du cœur du tambour ; « […] les systèmes de valeur autochtones, écrit-elle, ont été basés et sont basés sur un principe d’équilibre entre diverses forces (qui sont toutes en relations entre-elles) ainsi que sur l’interconnectivité et sur l’interrelation entre les êtres humains et non humains » (p. 54).
Pour les Blancs, le processus de décolonisation invite à transformer les relations, toutes les relations, et à apprendre, pour cela, des traditions autochtones. Il revient à chaque personne d’entreprendre son propre voyage de décolonisation. « La pratique fondamentale consiste à nouer des relations, à les honorer et à les respecter. Nous pouvons nouer des relations à une personne, à une rivière, à une plante une à la fois. C’est un commencement » (p. 85).
Le livre apporte une contribution majeure. La démarche décoloniale du point de vue chrétien et blanc s’avère lumineuse.
[1] Denise M. NADEAU.Unsettling Spirit. A Journey into Decolonization, Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2020, 342 p.
[2] Ma traduction de l’anglais pour les citations du livre.