Regards féministes chrétiens sur l’écospiritualité

Regards féministes chrétiens sur l’écospiritualité

 

Pierrette Daviau, Déborah

Introduction

On l’a dit et redit en parlant d’écospiritualité : notre monde vit davantage une crise spirituelle qu’une crise économique, sociale, technologique ou écologique. En Occident particulièrement, nous croyons au mythe d’une nature inépuisable et d’une croissance indéfinie. Les racines profondes de la crise écologique remontent au XIXe siècle avec la modernité occidentale. Dieu a alors été expulsé hors de la nature, relégué dans une transcendance extérieure au monde. Il s’en est suivi une désacralisation de la nature, une réduction de l’invisible au visible, du visible au matériel, du matériel à l’économique.

Dans certains milieux occidentaux, l’augmentation du niveau de vie rime souvent avec bonheur et semble dépendre du développement de la production. Il y a déjà quelques années, l’auteur spirituel Jean Sullivan dénonçait les sociétés comme les individus vivant en divorce avec la Terre, oubliant que ses racines sont aussi les leurs. La pollution qui ne cesse d’augmenter serait, selon lui, le symptôme d’une asphyxie spirituelle. Temps de ténèbres intérieures où nous mettons notre salut dans la satisfaction de nos besoins. Pourrait-on appeler cela un Tiers-monde spirituel[1]? Le théologien orthodoxe Jean Zizioulas va également dans cette direction – que l’on peut qualifier de négative – mais qui s’avère certes être bien réelle : « La crise écologique est la crise d’une culture qui a perdu le sens de la sacralité du Cosmos, parce qu’elle a perdu sa relation à Dieu[2] ».

Que peut apporter une spiritualité de la Création pour vivre en chrétiennes féministes ces temps d’incertitude, d’inquiétudes face à l’avenir de notre Planète, face à l’héritage que nous laisserons aux générations d’un futur rapproché? C’est la question à laquelle je tenterai de répondre après avoir décrit brièvement le sens du mot écospiritualité. Un regard rapide sur quelques-uns de ses fondements bibliques permettra d’en souligner les sources chrétiennes avant de signaler l’apport indéniable des théologiennes féministes sur le sujet. Pour terminer, je proposerai quelques pistes de pratiques écospirituelles.

L’écospiritualité

Le mot écologie vient de deux mots grecs oikos et logos qui signifient respectivement maison ou habitat et science. L’écospiritualité serait l’art ou la science d’habiter notre environnement, notre « maison commune », d’une manière spirituelle et consciente. Pour moi, l’écospiritualité est une expérience personnelle et une relation consciente avec l’environnement qui naît de la réalisation d’une pratique personnelle et d’un contact libre avec la nature. Cette habitude ou aptitude cherche à refléter l’harmonie intérieure vers laquelle l’être humain tend en interdépendance avec toute la Création.

Pour Michel Maxime Egger, théologien orthodoxe et un des premiers spécialistes francophones de l’écospiritualité, celle-ci devrait « contribuer à ouvrir les frontières de l’être, intégrer en profondeur le Cosmos, construire une identité élargie, globale, relationnelle, reconnectée aux autres humains, au monde naturel et au divin qui en est sa source » [3]. Il nous dit que c’est parce que nous partageons une même destinée avec le Cosmos, qu’il est essentiel d’inventer une nouvelle alliance entre la nature et l’humain comme nous le rappelle la Genèse.

Cette description de l’écospiritualité donnée par Plunkett, reprise par Egger, je l’exprimerais ainsi : marcher légèrement sur la terre en réduisant notre emprise sur la nature, diminuer nos appétits et pulsions d’achat et nos besoins de possession afin d’accorder aux autres créatures – humaines et non-humaines – ainsi qu’aux générations qui nous suivent l’espace nécessaire pour qu’elles puissent vivre et se développer, satisfaire leurs besoins et exercer leurs droits.

Selon Pierre Rabhi, agroécologiste français, « [l]a crise écologique n’est pas au dehors, mais au dedans de nous »[4]. Plusieurs auteur∙e∙s vont dans le même sens. André Beauchamp dira : « Accéder à une spiritualité de l’environnement, c’est respirer avec la nature, retrouver notre souffle en retrouvant notre interdépendance avec notre milieu et notre origine »[5]. Spirituellement, cela demande un discernement constant qui ne peut qu’être libérateur pour développer quotidiennement une relation de non-appropriation du matériel. Cela suppose d’apprécier les choses, la nature et la vie sous toutes ses formes (humaines, animales, végétales et minérales). C’est travailler à accepter et à protéger la Terre pour ce qu’elle est, dans la réalité cosmique propre du vivant et du non-vivant dans leurs relations de complémentarité et d’interrelations.

Le pape François, dès qu’il a été nommé, a osé dire: « Nous sommes les gardiens de la création. Nous voulons faire ce que Dieu nous demande pour l’environnement. Ne permettons pas que des actions de mort, cassent la marche de notre monde. C’est notre responsabilité́, Dieu a confié́ le monde entier à l’humain[6]». Et il ajoutait à l’audience du 5 août 2013 : « Au début du monde, Dieu a dit à Adam et Ève, de cultiver et de protéger la terre. Il redit la même chose aujourd’hui, à chacun de nous ». Le pape parle d’une conversion écologique où« la spiritualité n’est déconnectée ni de notre propre corps, ni de la nature, ni des réalités de ce monde; la spiritualité se vit plutôt avec celles-ci et en elles, en communion avec tout ce qui nous entoure »[7].

Quelques fondements bibliques

Dans l’Ancien Testament

La Bible est la germination d’une expérience initiale : « Le thème de la Création n’est pas posé d’un seul coup. Il traverse l’histoire avec Israël… L’exil de Babylone fut le véritable moment où la Création devint le thème dominant[8]».

« Dieu crée l’Adam à son image, le crée à l’image de Dieu, le crée mâle et femelle » (Gen 1,27). Comme humains, nous avons la même origine matérielle que les animaux. Dieu crée cet être de raison à partir du sol, de la poussière terrestre, de la glèbe, d’où le nom « Adam ». L’humain et ses descendants font indissolublement partie de la Création. Après le Déluge, Dieu dit : « Voici, j’établis mon Alliance avec vous et avec votre postérité après vous, avec tous les êtres vivants existants; tout ce qui vole, toutes les bêtes, et tous les animaux du monde avec vous […]. Il n’y aura plus de déluge pour ruiner la terre. Et voici le signe de l’Alliance que je vous donne : l’arc-en-ciel dans les nuages, signe de mon Alliance entre moi et toute la terre » (Gen 9,10-12). De même, Job est interpellé : « Où étais-tu quand Je fondais la Terre ? » (Job 38,4). Job, le croyant, admet que la raison de l’univers ne vient pas de l’humain « Je sais que tu es tout-puissant : ce que tu conçois, tu peux le réaliser. J’étais celui qui voile tes plans » (Job 42,2-3). Ésaïe pour sa part célèbre l’harmonie entre les animaux : « Le loup habitera avec l’agneau, et la panthère se couchera avec le chevreau; le veau, le lionceau, et le bétail qu’on engraisse, seront ensemble, et un petit enfant les conduira (És 11,6-9 et aussi 65,24-25).

Le Livre des Psaumes est un sommet de la poésie mystique et écologique[9]. La Création connaît son Créateur, dit le psaume 18. Le psaume 72 (71) chante le Roi de Paix qui libérera les pauvres de l’oppresseur. Il chante aussi le Cosmos qui fait partie de son Royaume : car le « social », la nature et l’espérance mystique sont inséparables. On retrouve le même élan cosmique dans le psaume 97 (98). Dans le psaume 64 (65), le monde entier est dans les mains du Créateur; le psaume 103 (104) est un hymne à Dieu pour la création, et le psaume 148 offre à Dieu la louange de toutes ses créatures. Il y a une telle interdépendance entre la nature et l’humain, tous deux ont la même origine. La nature est chaudement présente aussi dans le Cantique des cantiques qui célèbre l’amour humain par de très nombreuses métaphores tirées du monde corporel, végétal et animal.

Et que dire de ce merveilleux passage de Proverbes au chapitre 8 où la Sagesse est associée à la Création :

[Moi, la Sagesse], j’ai été formée dès les temps éternels, bien avant que la terre fût créée. J’ai été enfantée avant que l’océan existe et avant que les sources aient fait jaillir leurs eaux surabondantes. Avant que les montagnes aient été établies, avant que les collines soient apparues, j’ai été enfantée. Dieu n’avait pas encore formé la terre et les campagnes ni le premier grain de poussière de l’univers. Moi, j’étais déjà là quand il fixa le ciel et qu’il traça un cercle autour de la surface du grand abîme (Prov 8,24-27).

Il nous appartient de faire remonter, des profondeurs vers la conscience, la dimension féminine du divin, dans sa nature inclusive et englobante. Oui, ce passage nous présente la Sagesse, Visage féminin de Dieu, au cœur de la Création.

Dans le Nouveau Testament

Jésus, de son côté, a passé toute sa vie en union avec la nature qu’il aimait et respectait. À sa naissance, il est couché dans une mangeoire d’animaux, et des bergers viennent l’adorer, avec leurs troupeaux (Luc 2,7-8). Jésus connaissait très bien les plantes et les arbres, les fleurs et les fruits, les oiseaux et les animaux de son pays. Il en parle sans cesse dans l’Évangile. Et avant de commencer sa mission, il part vivre au désert, parmi les bêtes sauvages (Mc 1,13). Et là, les anges le servent. Il annonce la Parole divine aussi bien depuis le haut des collines et des montagnes (Mt 5,1; Mc 17,1), qu’au bord de la mer (Mt 13,1-52).

Le Christ est venu nous réconcilier entre nous, mais aussi avec la terre et la création tout entière. C’est une invitation à changer nos idées et nos comportements pour apprendre à respecter la création, comme Dieu lui-même la respecte. Il s’agit de vivre en paix et en harmonie avec elle, dans la révérence et l’attention. Ne l’oublions pas le monde a une âme, la terre est sacrée; elle est notre Mère. Urgence alors de développer une écologieintérieure, dans notre tête et dans notre cœur. C’est cela aussi que l’on appelle l’écospiritualité. Puis après sa résurrection, Jésus leur dit : « Allez par le monde entier et prêchez la Bonne Nouvelle à toute la création » (Mc 16,15).

Si le monde persiste, c’est que Dieu l’enfante encore à la minute présente. Il le crée à tout instant : « Dieu dans sa bonté renouvelle chaque jour continuellement l’acte de Création », dit la liturgie juive du matin. Dieu crée le monde, et il crée l’humanité pour être son « associée dans l’œuvre de la Création », soulignera la Michna (Traité Chabbat, 10)[10].

Et Teilhard de Chardin abonde dans le même sens. Il décrit la puissance créatrice de la matière, son évolution vers l’énergie, la vie et la pensée en lien avec un centre spirituel. Il en parle comme l’âme du monde, animée par l’énergie ardente de l’amour et de la compassion[11].

Sources populaires : le féminin sacré et la Nature

Si nous ne nous éveillons pas à ce que la dimension féminine du divin peut nous donner – soit à une vision de notre interrelation directe avec l’Univers – nous ne survivrons pas[12].

Aux origines de l’humanité, le sacré était féminin, associé à la naissance et à la vie, à la surabondance. La Terre apparaissait à ses premiers habitants comme un être vivant qui les nourrissait, les abritait et déterminait leur vie et leur mort. Les femmes donnaient la vie comme la Terre elle-même. Le sens du sacré prit des formes et des attributs de la femme. Le mythe de la création apparut et nomma l’ancêtre unique de l’humanité : la Grand-Mère Cosmique, la Grande Déesse. Le Féminin sacré des origines était solaire, source de vie la Grande Déesse, associée à l’astre car les hommes avaient perçu sa nature ignée : l’énergie de vie qu’ils portaient en eux[13].

Le féminin était aussi associé à l’Arbre de Vie, car il présidait à l’abondance de la nature, à la procréation et à la fertilité. La femme était alors considérée comme l’incarnation de cette Grande Déesse et elle seule pouvait communiquer avec le sacré. Mais peu à peu, le mâle a revendiqué le pouvoir solaire. La Grande Déesse solaire devint lunaire, un pâle reflet d’elle-même. Elle fut alors associée au dieu, son amant et/ou son fils, auquel elle transmettait ses pouvoirs solaires[14]. Issue des traditions sumériennes, la Genèse biblique a été interprétée comme demandant à l’être humain de dominer et d’exploiter la Nature. Et s’ensuivit, comme on le sait, l’ère du patriarcat qui perdure jusqu’à nos jours. Le Féminin sacré, expression même de l’inconnu, du mystère de la Nature indomptée et détentrice des secrets de la Vie, sera bafoué pendant les millénaires qui suivront par les dieux mâles… et les femmes, dominées par les hommes. Ainsi s’imposa l’empire du dieu mâle.

Sources féministes

Avec le développement du féminisme, les femmes ont commencé à reprendre leurs droits et à réclamer l’égalité avec les hommes. Apparu principalement dans les années 1980, l’écoféminisme a mis au cœur de sa réflexion les connexions qui existent entre la domination des hommes sur la nature et celle qu’ils exercent sur les femmes. Il s’agissait de faire entendre les voix des femmes au sein d’une éthique environnementale qui s’était jusque-là préoccupée des rapports entre les humains et la nature.

Reposant sur le postulat selon lequel l’oppression des femmes et l’oppression de la nature sont les manifestations entremêlées du même cadre culturel oppressif, l’écoféminisme articule la convergence du féminisme, de l’écologie et du pacifisme. Le terme « écologie » renvoie d’ailleurs à ces liens complexes qui constituent le système vivant. Une telle vision repose sur la coopération, et non pas sur la domination de l’autre. Au lieu de l’émancipation à tout prix du domaine de la nécessité, on accepte de vivre libre à l’intérieur de certaines limites de la nature et de notre condition humaine. C’est une attitude de sagesse à cultiver.

Les théologiennes écoféministes

Des théologiennes, telles R. Radford Ruether, Ivone Gebara et Heather Eaton, ont, avec Thomas Berry, Mary Evelyn Tucker et Brian Swimme, apporté énormément pour développer la dimension spirituelle de l’écologie[15]. Ces théologiennes insistent pour innover dans le domaine religieux et spirituel. Elles critiquent une conception patriarcale de la divinité et dénoncent la tradition spirituelle de domination par une relecture radicale de la Bible (ici, on pense en particulier à Elisabeth Schüssler Fiorenza). En proposant une nouvelle anthropologie et une nouvelle cosmologie, ces écothéologiennes reconnaissent la nécessité de la coopération, de la sollicitude et de l’amour. Certaines suggèrent l’alternative de la Terre comme système vivant, organisme unifié, pour remplacer le Dieu mâle et monothéiste.

Le caractère spirituel de l’écoféminisme se construit à partir de la conscience que l’humain fait partie d’un corps sacré, non pas en opposition entre sacré et profane, mais le sacré dans le sens où toute vie est concernée par toute la VIE émanant de la Dieue créatrice. Toutes les vies humaines sont reliées à l’air, aux minéraux, aux plantes, aux animaux, même les plus petits.

Au lieu de considérer la création, comme un événement survenu dans le passé, Anne Primavesi situe l’apocalypse aujourd’hui en entrevoyant une création nouvelle pour l’avenir. Son but : nous pousser à un engagement pour une régénération de la vie. « Puis je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre; car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer n’était plus » (Ap 21,1). Et ce texte d’Ésaïe : « Car je vais créer de nouveaux cieux et une nouvelle terre. On ne se rappellera plus les choses passées, elles ne reviendront plus à l’esprit » (És 65,17). En joignant le nom Gaïa à celui de Dieu, cette théologienne, comme Rosemary Radford Ruther[16], utilise le féminin pour parler du divin en tant qu’immanent. Elle relativise ainsi la représentation d’un Dieu masculin dominant.

Que l’écoféminisme spirituel s’inscrive dans des courants religieux traditionnels ou bien dans de nouvelles formes d’approches du sacré, il remet fondamentalement en question les tendance dualistes et hiérarchiques de notre société et des Églises. L’écospiritualité convoque à utiliser notre liberté, notre intelligence, nos qualités et toutes nos forces pour vivre en communion avec les humains, mais aussi avec tous les éléments de la création.

Dieue veut que nous fassions grandir le monde, mais en prenant nos responsabilités, pour en faire un jardin, où toutes et tous pourront vivre et s’épanouir. Malheureusement, souvent, nous voulons commander, et dominer la création. Nous nous l’accaparons. Nous l’utilisons et l’exploitons, sans la respecter. Nous oublions que c’est un immense cadeau donné gratuitement et dont il faut prendre un soin jaloux. Savons-nous encore admirer la beauté du monde, l’écouter et la contempler ?

Attitudes écospirituelles à développer

La compassion

Compatir, c’est non seulement être touché par une situation, par un individu ou par la détresse d’autrui, mais c’est également ressentir la blessure ou la déchirure de la personne en détresse. La compassion produit un mouvement, une impulsion dans les entrailles.

La création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise au pouvoir du néant, non pas de son plein gré, mais à cause de celui qui l’a livrée à ce pouvoir […] Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore. Et elle n’est pas seule. Nous aussi, en nous-mêmes, nous gémissons; Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance (Rm 8,22-24).

L’humain est responsable de la souffrance des êtres non humains; il est coupable en quelque sorte de la souffrance cosmique. La compassion écologique dépasse le souci d’un simple sauvetage de la création. Elle concerne la guérison de l’univers, dévié par les actions dévastatrices des humains. Comme chrétiennes, nous ne nous préoccupons pas de la nature seulement parce que l’humanité elle-même est en danger, mais parce que l’ensemble de la Création est menacé. Pouvons-nous nous intéresser par miséricorde, pourrait-on dire, à la Terre qui nous est confiée avec le désir de la mener à son accomplissement dans le Royaume de Dieu ? Nous avons la responsabilité de réfléchira tous les moyens créatifs de réduire la violence des activités humaines sur l’environnement naturel.

Nous sommes portées à être compatissantes envers les êtres qui souffrent physiquement et psychologiquement. David Suzuki invite lectrices et lecteurs à cultiver un regard d’amour et de compassion envers notre planète Terre. Ses livres[17] sont de véritables cris du cœur pour sauver l’humanité et la Terre.

L’interdépendance

À l’évidence, l’interdépendance est une loi fondamentale de la nature. Il ne s’agit pas seulement des formes de vie les plus évoluées. Même les insectes les plus petits sont des êtres sociaux qui, sans la moindre religion, loi ou éducation, survivent grâce à une coopération mutuelle fondée sur une reconnaissance innée de leur interrelation. Le niveau le plus subtil des phénomènes matériels est lui aussi régi par l’interdépendance. Tous les phénomènes de la planète où nous habitons, les océans, les nuages, les forêts et les fleurs qui nous entourent, surviennent dans la dépendance de modèles subtils d’énergie. Sans leur interaction propre, ils se dissolvent et s’altèrent.

En nous référant au livre de Dominique Bourg et Philippe Roch[18], nous soutenons que le Cosmos et l’être humain font intimement partie l’un de l’autre. Qu’est-ce que cela suppose ? Cela signifie que toute violence faite au premier est une atteinte au second ainsi qu’au divin présent dans l’un et l’autre. Cela invite également à une relation de compassion et de fraternité universelle.

Le corps est le lieu par excellence de coappartenance, d’interdépendance avec la nature, d’intégration mutuelle entre l’être humain et la nature. « Nous ne sommes pas seulement poussière de Terre, mais nous sommes aussi poussière d’étoiles », diront plusieurs écrivain∙e∙s et chercheur∙e∙s dont Thomas Berry et Hubert Reeves[19]. Si Dieu est incarné depuis l’origine du monde, les chrétiens et les chrétiennes devraient considérer le monde comme le « corps de Dieu » (Cf. Sally McFague).

La contemplation

Il y a un lien entre le non-respect du jardin de la création et le non-respect de notre jardin intérieur : la crise écologique n’est pas d’abord d’ordre matériel, mais d’ordre moral et spirituel. Comme le dit André Beauchamp, la spiritualité́ de l’environnement c’est « respirer avec la nature, c’est faire de l’observation de la nature un acte de contemplation »[20]. C’est redécouvrir la terre, notre demeure et notre habitat, comprendre que, malgré notre science et nos techniques, nous ne sortons jamais de la nature puisque la nature est en nous. Plus encore, nous sommes cette nature qui nous englobe : le réalisons-nous ? Si notre foi à la Sagesse créatrice et le message de Jésus nous invitent à contempler la nature, c’est uniquement pour rendre à Dieu honneur, gloire et louange, et nous souvenir que rien n’a étécréé sans sa volonté.

François d’Assise ne cherchait pas à s’isoler du monde pour arriver à une union mystique avec le divin, mais il considérait que la communion avec tous les êtres était un véritable chemin vers Dieu. Autrement dit, son amour pour Dieu l’amenait à aimer toute sa création. Au XIIe siècle, celle qu’on appelle la marraine de l’écologie moderne, l’abbesse rhénane Hildegarde de Bingen[21], proclame la solidarité chrétienne avec tout le vivant, « le visible et l’invisible », et décrit l’humain comme un microcosme au centre de la Création qui « contemple de ses yeux de chair les créatures qui l’entourent, mais par la foi, c’est Dieu qu’il voit. [il ]le reconnaît en toute créature, car il y perçoit leur Créateur »[22]. Placé au sommet de la nature, l’humain est formé de la même matière qu’elle; il a donc le devoir de protéger le reste de la Création. Aux yeux d’Hildegarde, la verdeur (veridatis) du monde et la sanctification des humains ont la même source : le jaillissement permanent de l’amour divin.

Pratiques écospirituelles

Pourquoi ne pas essayer l’exercice suivant, seule ou en groupe ?

Contemplez longuement le ciel. Sentez avec intensité l’influence exercée sur vous par le vent, la pluie, l’orage, la chaleur. Soyez conscient de l’atmosphère dégagée par certains lieux sylvestres en vous mettant dans un état d’expectative et de réceptivité en face d’eux. Par la contemplation du soleil levant et couchant, de la végétation, des étendues d’eau, du feu, par vos contacts sensitifs avec le vent, la pluie, la neige et le sable, entrez en relation avec des formes d’énergies.

Pour qui devient extrêmement attentive, et intérieurement silencieuse, le monde sensible ouvre sur le monde invisible. En pratiquant ce genre de prise de conscience, nous éduquons notre sensibilité ; et nous nous apercevrons qu’une multitude de choses restaient généralement hors du champ de notre perception quotidienne. Participer consciemment à la conscience cosmique, c’est l’ultime aboutissement de la contemplation du monde extérieur. Contempler le monde extérieur, c’est apprendre à se dépasser. Et lorsque nous avons dépassé la personnalité humaine, l’unité avec le tout peut être perçue[23].

L’action de grâce

Cela est tellement évident quand nous nous promenons dans la forêt ou près de la mer. Instinctivement, nous nous émerveillons de toutes ces beautés, de toutes ces variétés, de toutes ces couleurs, etc. Et cet émerveillement nous incite parfois à louer le Créateur pour cette immensité. « Loué sois-tu mon Seigneur », chantait François d’Assise[24]. Et d’ajouter pour notre sœur, Mère la Terre, qui nous soutient et nous gouverne et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe ».

Ainsi, l’écospiritualité invite à réunir en nous toutes les louanges inconscientes de la création (le monde minéral, végétal, animal) pour rendre grâce de l’existence. « Les créatures inanimées louent Dieu, non pas en paroles, mais en action : leur grandeur, leur beauté, leurs mouvements variés, l’ordre et l’harmonie qui brillent dans toutes leurs parties, proclament la puissance et la sagesse infinies du Créateur et excitent l’homme à l’adoration et à la reconnaissance » (saint Jérôme).

Conclusion

Si l’écologie n’est pas une dimension constitutive de notre spiritualité ou de notre regard sur le monde, elle risque de demeurer en marge de nos engagements de chrétiennes féministes. N’oublions pas enfin que les désordres écologiques créent un nombre croissant de pauvres, qu’ils soient victimes des perturbations climatologiques, de la déforestation et de la sécheresse ou des affections dues à la pollution.

L’écologie « radicale » (allant à la racine) ne sépare pas les domaines. Le social et l’environnement sont liés au modèle économique, et l’ensemble définit la société humaine. Si l’on veut remédier aux nuisances envers l’humain et la nature, il faut modifier le modèle économique, comme Benoît XVI l’a demandé le 12 novembre 2006. Seul le politique peut y parvenir. Mais le politique dépend de la vision de la vie, de la philosophie sociale : et elles-mêmes appartiennent au monde de l’esprit, qui touche au spirituel ! Tout est lié[25].

Quelques autres sources

BERRY, Thomas et Brian SWIMME. The Universe Story: From the Primordial Flaring Forth to The Ecozoic Era. A Celebration of the Unfolding of the Cosmos, New York, Harper San Francisco, 1992 and The Great Work, New York, Bell Tower, 1999.

FOX, Matthew. La grâce originelle. Introduction à la spiritualité de la Création, Montréal, Paris, Bellarmin et Desclée de Brouwer, 1995.

GEBARA, Ivone. Conférence prononcée en Belgique intitulée « Écoféminisme et spiritualité chrétienne » dont des extraits se retrouvent sur : http://www.Universitedesfemmes.be.

JOHNSON, Elisabeth. Women, Earth and Creator Spirit, New York, Paulist Press, 1993.

KING, Ursula. La quête spirituelle à l’heure de la mondialisation, Montréal, Bellarmin, 2010.

McFAGUE, Sallie. The Body of God. An Ecological Theology, Minneapolis: Fortress Press, 1993 et A New Climate for Theology. God, the World, and Global Warming.

PRIMAVESI, Anne. From Apocalypse to Genesis. Ecology, Feminism and Christianity. Minneapolis: Fortress Press, 2008.

RADFORD RUETHER, Rosemary. Gaïa and God. An Ecofeminist Theology of Hearth Healing, San Francisco: Harper, 1992.

ROSS, Susan. For the Beauty of the Earth: Women, Sacramentality, and Justice, New York: Paulist Press, 2006.

 

 

[1]Cf. Jean SULLIVAN, Itinéraire spirituel, Paris, NRF Gallimard, 1976, p. 111-112.

[2] ZIZIOULAS, Jean. Choisir, janvier 2005, p. 21-22, cité par Michel Maxime EGGER sur le site :

Vers une écospiritualitéhttp://www.cenaclesauges.ch/diary9/21VersUneEcoSpiritualite.htm.

[3]EGGER, Michel Maxime. La terre comme soi-même. Repères pour une écospiritualité, Genève, Labor et Fides, 2012, p. 199.

[4]http://www.cenaclesauges.ch/diary9/21VersUneEcoSpiritualite.htm(In Choisir, janvier 2005, p. 22)

[5]« Pour une spiritualité de l’environnement » http://www.ssacong.org/fra/prive/orientation/pdf/

[6]PAPE FRANÇOIS. Homélie du 19 mars 2013.

[7]PAPE FRANÇOIS, Encyclique Laudato si’, no 216.

[8]RATZINGER, Joseph.  Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, Fayard, 1986.

[9]Consulter à ce sujet le livre de David FINES, Les psaumes écologiques, Montréal, Novalis, 2012.

[10] Cf. www.torah-box.com/surtexte/betsa/chapitre-1_1159/michna-10_3649.html

[11]Cf. en particulier les livres suivants : Le Phénomène Humain, Paris, Seuil, 1970 ; L’Énergie humaine (poche) Paris, Seuil, 2002.

[12] HARVEY, Andrew. The Return of the Divine Feminine (notes de conférence, 2004).

[13] Cf. https://sites.google.com/site/communautesdumonde/culte-de-la-deesse-mere-ou-le-feminin-sacre

[14]Cf.http://www.claire-lumiere.com/t1880-le-feminin-sacre-extrait-d-une-etude-realisee-par-jean-bernard-cabanesin Le forum de claire-lumière.com

[15]Voir Pierrette DAVIAU, Théologiens et théologiennes écoféministes, PWP. http://www.sagesse.ca/francais/cms/uploads_pdf/4286.pdf

[16] RADFORD RUTHER, Rosemary. Gaïa and God. Ecofeminist Theology of Earth Healing, San Francisco, Harper Collins, 1992.

[17]Cf. entre autres : L’équilibre Sacré. Redécouvrir sa place dans la nature. Essai, Montréal, Éditions du Boréal, 2007, Traduction de Jean CHAPDELAINE GAGNON.

[18]Cf. Crise écologique, crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, sous la direction de Dominique Bourg et Philippe Roch, Genève, Labor et Fides, 2010.

[19]http://citation-celebre.leparisien.fr/citation/poussiere-d-etoiles

[20]Op. cit. « Pour une spiritualité de l’environnement » http://www.ssacong.org/fra/prive/orientation/pdf/

[21]Une mystique à la fois théologienne, prédicatrice, psychologue, musicienne, médecin, pharmacologue, herboriste.

[22]Cité par Pierre DUMOULIN dans Hildegarde de Bingen. Prophète et docteur pour le troisième millénaire, Paris, Éditions des Béatitudes, p.204-205. On retrouve dans ce livre de nombreux extraits de cette femme sur sa vision de l’humain en harmonie avec l’Univers.

[23]Cf. Maïeutique.org : Approches de la contemplation de la nature.

[24]Cf. Saint François d’Assise Le Cantique des créatures, in http://www.lavie.fr/spiritualite/le-cantique-des-creatures-de-francois-d-assise-17-06-2015-64230_22.php

[25]Cf. Patrice de PLUNKETT, L’écologie, de la Bible à nos jours. Pour en finir avec les idées reçues, Paris, Éditions de L’œuvre, 2008.