No. 140 – Laïcité et religion majoritaire au Québec: perspective féministe

MISE EN CONTEXTE ET PRÉSENTATION DU NUMÉRO

Un débat social québécois sur la laïcité, émotif et houleux, a duré près d’une année. Il a pris fin au printemps 2014 avec la défaite du Parti québécois qui en avait fait un de ses principaux enjeux électoraux. Pour des raisons diverses, la discussion est demeurée axée sur les religions minoritaires et plus particulièrement sur l’islam à travers le projet de l’interdiction du port du foulard par les femmes musulmanes dans la fonction publique et parapublique. Plusieurs voix se situant du côté laïciste, favorables à une telle interdiction, ont alors souligné qu’il s’agissait d’une première étape de laïcisation et que la prochaine, dans un avenir non identifié, mais souhaité rapproché, consisterait à retirer des privilèges séculaires à la religion majoritaire. D’autres intervenants ont avancé le terme de catholaïcité pour relever le fait que la religion majoritaire ait été épargnée du débat.

Il importe de souligner que le présent numéro de la revue L’autre Parole sur la laïcité et la religion majoritaire au Québec ne s’inscrit dans aucune de ces deux perspectives mentionnées, ni celle de la considérer comme une phase prochaine de laïcisation après une attention centrée sur les religions minoritaires ni celle de proposer une critique de ce qu’on appelle la catholaïcité.

Nous abordons plutôt la question de la laïcité dans des perspectives historique, sociale et juridico-politique passées au crible du critère de l’égalité entre les femmes et les hommes. Voici les principales questions posées selon une telle approche : comment l’idée courante de la laïcité est-elle née? Dans quel contexte historique et dans l’intérêt de quelles institutions et de quels groupes sociaux cela s’est-il produit? Cette conception de la laïcité avantage-t-elle les femmes? D’où vient que l’on considère aujourd’hui comme allant de soi que les religions constituent des zones de non-droits pour les femmes? Comment briser l’évidence de l’acceptabilité sociale d’une telle situation? Comment en sommes-nous venues à penser que les femmes et les minorités discriminées par les institutions religieuses n’ont qu’à quitter la religion pour être libres?

Ces questions touchent toutes les religions, mais plus particulièrement les religions majoritaires puisque le processus historique de la laïcisation s’est effectué en négociation avec elles. Dans cette discussion politico-sociale, elles ont conservé une exemption en ce qui concerne l’application des droits des femmes et des minorités.

Il n’est pas surprenant qu’une collective féministe et chrétienne soulève cette dimension, le plus souvent passée sous silence. En effet, L’autre Parole a toujours revendiqué les droits des femmes à l’intérieur du christianisme et du catholicisme, droits qui ne sont pas acquis à ce jour. C’est ce qui nous fait aborder un problème fondamental en ce qui concerne la compréhension de la laïcité d’un point de vue féministe : (1) nous remettons en question l’acceptabilité sociale qui permet aux institutions religieuses (et à elles seules dans l’espace social actuel) de discriminer les femmes et les minorités sexuelles (alors que, par comparaison, il n’y a pas une acceptabilité sociale d’un racisme explicite pratiqué par ces mêmes institutions); (2) nous remettons également en question le fait que, par exemption approuvée par l’État, des institutions religieuses échappent à l’application des droits des femmes et des minorités.

Le discours du Parti québécois a noué un lien si fort entre la laïcité et la promotion des droits des femmes, comme si l’une allait nécessairement de pair avec l’autre (cependant sous l’aspect extérieur du signe religieux), qu’on ne voit plus le phénomène historique de l’exemption religieuse en matière de respect des droits des femmes et des minorités. Cette exception devient une évidence profondément ancrée et presque indéracinable. Il s’agit dans ce numéro sur la laïcité et la religion majoritaire de déconstruire cette évidence tenace qui touche tout le monde, quel que soit le rapport établi au religieux et au spirituel, tant les personnes athées, croyantes, agnostiques ou indifférentes sur le plan religieux.

Devant la difficulté et l’ampleur de la question, l’objectif de ce numéro reste humble, celui d’ouvrir une fenêtre pour penser autrement la laïcité. Comment procéder pour déclencher cette ouverture? Nous proposons des analyses historiques, sociales et juridico-politiques sur les rapports entre les droits des femmes et les religions, en lien avec la conception de la laïcité.

Un premier article, d’Élisabeth Garant, expose l’historique des revendications des féministes chrétiennes depuis 50 ans au Québec et, plus particulièrement, celles qui ont visé l’institution catholique depuis le concile Vatican II. Dans les années 1970 et 1980, les croyantes engagées avaient cru possible l’atteinte de l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’Église catholique. Le changement, pensaient-elles (espéraient-elles), viendrait de l’intérieur de l’Église et serait appuyé par une lecture renouvelée des textes bibliques et de la tradition chrétienne de justice. L’option conservatrice des dirigeants catholiques a plutôt fait prendre la direction d’un refus de l’égalité entre les femmes et les hommes au sens des chartes des droits dans l’Église. Les féministes croyantes ont vécu une profonde désillusion en ce qui concerne la possibilité d’un changement qui proviendrait de l’intérieur des instances catholiques, situation qui perdure à ce jour. La lutte pour le respect des droits des femmes dans les Églises n’a pas cessé, mais elle requiert plus que par le passé une solidarité avec les féministes sociales et elle gagnerait d’une conception transformée de la laïcité qui prend en compte les luttes des féministes croyantes.

Il est intéressant, dans ce contexte, de rappeler les interventions de la collective L’autre Parole sur la laïcité au cours des années récentes (voir l’article de Denise Couture dans ce numéro). La collective s’est intéressée à la religion majoritaire, le sujet qu’elle connaît le mieux. Elle s’est appuyée sur trois acquis. Premièrement, sur la conviction que la laïcité n’assure pas nécessairement la défense des droits des femmes. C’est entre autres ce que montre clairement un historique de la laïcisation en France et au Québec. Deuxièmement, L’autre Parole a contesté l’idée reçue (renforcée par la vision courante de la laïcité) selon laquelle il suffit aux femmes de quitter le religieux pour être libres. Cette vision ne correspond pas à la réalité des femmes spirituelles qui reconstruisent les traditions religieuses et spirituelles d’un point de vue féministe. De plus, elle a pour conséquence de consolider le fait que la religion demeure le seul domaine social duquel on demande aux femmes de se retirer pour échapper à la discrimination. Troisièmement, les interventions de L’autre Parole ont ramené à l’avant-plan une critique féministe du fondamentalisme anti-femmes du Vatican, et de son impact négatif non seulement sur les femmes croyantes, mais sur toutes les personnes.

Le texte d’Alexa Conradi, présidente de la Fédération des femmes du Québec, prend le relais de cette dernière question et présente une analyse du phénomène grandissant des fondamentalismes religieux et de leurs effets néfastes sur les femmes. « [L]e mouvement féministe est dû pour une bonne réflexion sur la religion et le fondamentalisme religieux, car se positionner sur la laïcité est loin de tout régler », écrit-elle. Ces tendances religieuses s’opposent à l’autodétermination des femmes; elles influencent les politiques sociales et étatiques, souvent avec succès. Alexa Conradi expose les conditions qui favorisent les fondamentalismes religieux, et des stratégies féministes pour les contrer. Une approche féministe antireligieuse ou qui relègue le religieux au domaine privé, risque d’isoler les femmes croyantes et de renforcer les pouvoirs dogmatiques religieux. La vision proposée de la laïcité s’inscrit dans une perspective large, et prend en compte que « certaines auteures mettent en doute le fait qu’un État laïque permette à des institutions religieuses de pratiquer de la discrimination en toute légalité ».

Johanne Philipps signe ensuite deux articles. Le premier analyse comment nous en sommes venues à accepter socialement le fait que le domaine de la religion constitue une zone de non-droits pour les femmes. L’auteure part de l’expérience qu’elle a vécue lorsqu’elle était agente de pastorale dans l’Église catholique. Une question la taraudait : pourquoi ai-je accès aux droits des femmes dans la société, mais pas dans l’Église? Ces dernières années, Johanne Philipps a centré sa recherche universitaire sur cette question, non plus seulement d’un point de vue interne à l’Église, mais dans la perspective de l’application des droits des femmes aux champs sociaux. Elle montre comment, s’appuyant sur une pratique non critiquée des relations État/religion, les interventions actuelles de l’État québécois « soutiennent la domination des femmes dans le catholicisme ». Elle écrit : « L’État québécois participe au maintien de la discrimination [des femmes dans la sphère religieuse] par acceptation et par tolérance de celle-ci. » Plus que cela, « il la soutient et la pratique lui-même ». Cet article dévoile ce qu’on ne voit pas ou ce qu’on ne veut pas voir quand on clame que la laïcité signifie la protection des droits des femmes. Il invite à un changement de regard.

Le second article de Johanne Philipps aborde la question incontournable de la liberté de religion. Celle-ci s’avère cruciale pour une approche féministe qui revendique les droits des femmes dans les institutions religieuses, car les dirigeants ecclésiaux justifient l’exemption dont ils bénéficient en ce qui concerne l’application des droits par un recours à la liberté de religion. Sous un autre aspect, une dimension de la liberté de religion consiste dans la liberté de quitter un groupe religieux, d’où l’idée que les femmes n’ont qu’à quitter l’institution religieuse pour être libres : nul besoin de protéger leurs droits dans cet espace social puisqu’elles ne sont pas forcées d’y demeurer, raisonne-t-on. Cette vision s’articule à la conception habituelle de la laïcité. Johanne Philipps montre qu’ainsi « le droit protège les hiérarchies contre la dissidence qui se manifeste à l’intérieur des organisations religieuses. Il construit les religions comme un objet “autre” de la loi. La laïcité prise au piège du libéralisme politique n’offre que la sortie, “l’exit”, et condamne donc les dissidentes à l’intérieur des groupes à l’exil. Pour les femmes croyantes, ceci a des conséquences importantes : elles ne peuvent profiter à la fois de la liberté de s’associer à un groupe religieux et du droit de ne pas être discriminées ».

De ce parcours sur la laïcité et la religion majoritaire, on peut retenir deux questions de fond interreliées : comment remettre en question le fait que les religions demeurent des zones de non-droits pour les femmes? Et comment déconstruire l’idée que les femmes n’ont qu’à sortir de la religion pour être libres? Pour y arriver, on peut travailler sur deux plans, (1) celui social : il s’agirait de renforcer la non-acceptabilité sociale de la discrimination pratiquée par des institutions religieuses; et (2) celui étatique : il s’agirait que l’État laïque cesse d’entériner cette forme de discrimination soit par ses lois et règlements soit par ses pratiques diverses.

Nous n’aurions pas voulu terminer ce numéro sur la laïcité au Québec sans revenir à la religion minoritaire et aborder la clause débattue de la Charte des valeurs sur l’interdiction ou non du port du voile par les femmes musulmanes dans la fonction publique ou parapublique québécoise. Les femmes de L’autre Parole sont divisées à ce sujet. Marie Gratton signe un texte qui pique l’intérêt où elle présente les pour et les contre des deux positions. Pour le temps d’écrire cet article argumenté, elle dit adopter une posture « neutre ». La recherche est approfondie et sérieuse, l’approche demeure ludique de sorte que nous pouvons poser cette question : chères lectrices, chers lecteurs, découvrirez-vous, au fil de cette démarche raisonnée, la position de l’auteure?

Et ce numéro sur la laïcité aura-t-il ouvert une fenêtre pour penser la laïcité autrement d’un point de vue féministe?

Bonne lecture!

Denise Couture

pour le comité de rédaction