TERESA DE CALCUTTA 1910-1997
Vivante, Mère Teresa était entrée dans la légende; morte, elle entre dans l’histoire.
Vivante, l’admiration populaire la célébrait comme une sainte chrétienne; morte, la voilà divinisée là où les panthéons sont accueillants à n’y pas croire !
Teresa de Calcutta c’est un aiguillon dans ma chair, l’image d’un courage que je ne me connais pas et dont l’absence m’humilie. Une vie donnée tout entière au service des laissés-pour-compte, voilà ce que j’admire en elle et dans tous ceux et celles qui choisissent, à travers le monde, souvent dans l’anonymat le plus complet, d’aimer leur prochain jusqu’à l’héroïsme.
Dans un pays aussi complexe que l’Inde, là où les tensions religieuses sont si vives qu’elles peuvent provoquer des violences armées, elle a su accueillir dans ses mouroirs hindous, chrétiens et musulmans d’un même coeur. D’abord mal reçue quand elle ouvrit son premier refuge pour les mourants dans un quartier à majorité hindoue à deux pas du temple de Kali, déesse de la mort, elle força la sympathie de ses ennemis en soignant le responsable du sanctuaire que les hôpitaux de la ville refusaient d’héberger par peur de la contagion. La tuberculose était sur le point de l’emporter. Après les agonisants, les nourrissons abandonnés, les orphelins, les lépreux, les ex-prisonniers trouvèrent auprès des Soeurs et des Frères de la Charité un gîte et un soutien. Quatre mille soeurs et quatre cent cinquante frères, plus de cinq cents missions dans au-delà de cent vingt pays, des bénévoles et des bienfaitrices et bienfaiteurs en flot continu, voilà l’héritage laissé par la femme au sari blanc liséré de bleu. Soeur Nirmala qui lui succède semble vouloir le maintenir tel quel, mais des voix se font entendre qui croient venu le moment de mettre au monde d’autres projets qui ne viseraient plus uniquement le soulagement de la misère, mais s’attaqueraient à ses causes. Mère Teresa se plaisait à répéter que ses sœurs n’étaient pas des travailleuses sociales, qu’elles se penchaient sur une seule misère à la fois, reconnaissant en chaque pauvre Jésus lui-même. Envisager des projets à long terme, des changements structurels susceptibles d’instaurer une société fondée sur plus de justice, plus d’équité lui paraissait, curieusement, comme une trahison de son propre idéal. Elle laissait cela à d’autres. Elle ne se lassait pas de le répéter. Elle ne semblait pas sensible au fait que les actes de charité risquent de s’écouler sans fin comme dans un tonneau percé si des mesures d’hygiène publique, des campagnes d’alphabétisation, des réformes fiscales et mille autres démarches administratives et politiques à longue portée ne viennent pas ralentir, sans jamais, bien sûr, pouvoir tout à fait l’arrêter, le débit des sources et des causes des plus criants problèmes sociaux.
Si admirable que soit la charité, elle ne pourra jamais excuser ni pallier l’absence de justice. Mais à qui ne veut rien changer aux structures aliénantes, les anges de charité servent d’alibi. On les célèbre et les loue avec d’autant plus de zèle qu’on néglige de mettre en place des mesures sociales qui allégeraient la misère des pauvres en répartissant plus équitablement les richesses. On les appelle à la rescousse là où on s’apprête à sabrer dans les programmes existants, jugés trop coûteux dans une économie de libre marché et de laisser-faire.
Mère Teresa voyait Jésus en chaque pauvre, chaque malade, chaque infirme et c’est pour cela, et pour cela seulement, disait-elle, qu’elle se penchait sur chaque personne en détresse, une par une… Pour un million, elle n’aurait jamais touché un lépreux, insistait-elle. Que doivent comprendre ceux et celles qui ne croient pas en Jésus et qui ne peuvent pas le reconnaître sous les traits de chaque être souffrant ? Plaise au ciel qu’ils ne s’estiment pas pour autant dispensés des devoirs de la justice et de la charité dont rien, jamais, ne pourra dédouaner personne.
Agnès Gonxha Bojaxhiu, devenue soeur Teresa chez les Soeurs de Lorette, avait entendu le 10 septembre 1946 « un appel dans l’appel » aune vie consacrée entièrement aux plus misérables parmi les plus misérables de Calcutta. Pour répondre à cette vocation elle avait dû se heurter à l’opposition de l’évêque du lieu, qui jugeait son projet fort imprudent et périlleux pour une jeune vierge jusque-là protégée par la clôture. Elle mit quatre ans à le convaincre. Teresa de Calcutta est née de cet acharnement à vaincre la résistance de l’autorité. Puis ayant obtenu ce qu’elle voulait : le champ libre pour répondre à «l’appel», elle s’est rangée… et on aime nous la présenter non seulement comme un ange de charité, mais comme une fille très soumise à tous les décrets de l’Église, surtout s’ils sont controversés.
Sans la volonté farouche et un brin rebelle de Sister Teresa, jamais Mother Teresa n’aurait vu le jour, et la face du monde nous apparaîtrait aujourd’hui encore un peu plus abimée et douloureuse qu’elle ne l’est. Pour chaque larme essuyée, à sa manière, à son modèle, rendons grâce. Pour apporter les pierres manquantes aux chantiers que son oeuvre laisse ouverts, demandons la grâce de « brûler d’amour ».