Transmettre le savoir sororal

Transmettre le savoir sororal

Céline Dubé1

Une belle découverte sur l’importance de la transmission aux générations actuelles ! Michèle Plomer2 a mené des entretiens avec douze femmes québécoises qui ont apporté une contribution exceptionnelle dans la construction du Québec d’aujourd’hui à partir de leur savoir sororal. Inspirée de ses cinq tantes, possédant chacune un aspect particulier qui l’enthousiasmait, l’autrice rencontre à tour de rôle douze femmes autour d’un café pour répondre à la question : comment survivre au monde ?

« Ce livre est une célébration du savoir féminin, ce délicat mélange d’intelligence, d’intuition, de vécu et de gros bon sens qui appartient à celles qui vivent les pieds bien plantés dans le corps, tête baignant dans la sagesse des étoiles et cœur bien penché vers l’autre » (p. 8). L’autrice recueille le récit des luttes de ces douze « casseuses de baraques » d’horizons variés et d’un anticonformisme véritable « qui comporte des risques personnels, qui change la donne, qui fait avancer le monde » (p. 9). Les titres de chaque entretien (en gros caractères), de même que les photos en noir et blanc de Justine Latour, résument, visuellement et en peu de mots, le message de chaque femme.

Ainsi, Manon Barbeau révèle L’ÉNERGIE DU NID où elle puise sa bouleversante humanité dans le don de soi-même. Avec Wapikoni mobile, ce studio de création de cinéma destiné aux jeunes des Premières Nations qui produit des courts métrages, celle-ci a constitué un patrimoine unique au monde. Enfant du Refus global, elle mesure l’évolution de la vie de couple où Anaïs et Émile négocient chacun·e leur territoire dans la vie ensemble. Les femmes ont à reconnaître leurs besoins pour les faire respecter, car elles ont autant le droit de se réaliser que leur partenaire.

Venue à Montréal en 1960 avec un visa d’étudiante, Yvette Bonny étudie à l’Hôpital Sainte- Justine pour aider les enfants malades. Devenue pédiatre et hématologue, la Dre Yvette Bonny, d’origine haïtienne, réalisera le 2 avril, la première greffe de moelle osseuse auprès d’un enfant au Québec. Cette intervention de pointe deviendra le traitement indiqué contre certains types de cancer et contre l’anémie falciforme, qui touche surtout les personnes noires. De quoi est- elle le plus fière ? D’avoir été un modèle pour les jeunes personnes noires. Ce fut de leur montrer qu’on peut surmonter les obstacles pour atteindre nos rêves : NE PLUS PASSER ENTRE LE MUR ET LA TAPISSERIE comme à son arrivée à Maisonneuve-Rosemont. Dans un monde dominé par les hommes blancs, elle a appris à se faire connaître, puis apprécier, puis aimer. Dans une société où tout va vite, elle conseille aux jeunes femmes actuelles de vivre leur vie en apprenant à aller au fond des choses et à départager l’essentiel de l’accessoire.

Marie-Claire Blais, écrivaine dès l’âge de 20 ans, a dû s’exiler en France, puis aux États-Unis, avant d’être reconnue au Québec. Les jeunes filles ont plus de chance aujourd’hui à cause des militantes féministes qui ont fait évoluer la société. La jeunesse doit maintenir cette solidarité féministe et continuer cette lutte pour la liberté de pensée et d’écriture. Cette autrice aura le choix de survivre avec une écologie positive et une justice sociale nécessaire, avec une volonté de lutter pour changer le monde. Car LA PETITE FILLE EST LÀ POUR SAUVER LE MONDE. Pour sa part, Nicole Brossard est montée aux barricades avec sa poésie, « amoureuse des mots, les ludiques comme les dangereux et dérangeants » (p. 235). Elle souhaite aux jeunes générations de connaître le plaisir du texte, « ce soudain ça d’émerveillement qui permet de CONCLURE AU PLUS PROFOND DE SOI QUE LA BEAUTÉ EXISTE » (p. 250).

VIVRE LIBRE résume le message de Brigitte Haentjens, metteuse en scène, productrice, réalisatrice et romancière. Elle a fondé une compagnie théâtrale, Sibyllines, pour exprimer la puissance de sa vision et y approfondir librement son art, « un lieu essentiel pour explorer la question du pouvoir, de la sexualité et de la vie des femmes… La création permet de nous connecter à la joie, à la subversion ou à des émotions qu’on ne soupçonne pas en nous. C’est libérateur » (p. 113). De son côté, Paule Baillargeon, actrice, réalisatrice et écrivaine lance un impératif : VA LÀ OÙ IL FAUT QUE TU SOIS. Par ses œuvres, elle fait vibrer et réfléchir avec le cran de vivre pleinement, en dépit de tous les vertiges. Pour s’ouvrir au monde, il faut piquer la curiosité des filles.

À quarante-deux ans, Yasmina Chouakri est venue d’Algérie pour que ses enfants et ses tout- petits puissent décider librement de tous les aspects de leur vie. Chercheuse, militante et travailleuse communautaire, elle a su s’appuyer de sa difficile expérience d’immigrante comme tremplin pour devenir une architecte du progrès social. À la table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes, elle a créé le volet « femmes ». Son objectif : sensibiliser et outiller les personnes et les organismes qui accueillent ces dernières par rapport aux besoins spécifiques des femmes. NE PAS RENONCER À SOI-MÊME, tout en s’adaptant aux valeurs québécoises d’égalité et de liberté, exige un long parcours pour les adolescentes.

Marjorie Villefranche dirige la Maison d’Haïti depuis des décennies et milite pour les droits des femmes. Engagée corps et âme dans la lutte pour l’éducation, l’inclusion et la participation citoyenne des populations immigrantes, elle a instauré des groupes où les ados peuvent s’exprimer sur les relations entre filles et garçons, sur l’identité sexuelle de genre, et sur les possibilités d’être soi-même dans le pays d’accueil. Il est important d’exprimer LES NUANCES DE CE QUE NOUS SOMMES, de s’aimer, de se vouloir du bien et de se donner le droit d’avoir de l’ambition.

Denise Desautels : on ne compte plus les prix, les hommages, les invitations dans les plus hautes sphères de la littérature et de la pensée, car depuis des décennies, « elle sonde et forge sans complaisance une expression féminine à la fois unique et universelle » (p. 146). Elle a retenu cette pensée d’un poète grec : « Toute personne qui tombe a des ailes ». Comment une mère à qui on a coupé les ailes peut apprendre à voler à ses enfants ? Le savoir féminin intergénérationnel en écriture et en arts visuels se transmet dans le partage entre la jeunesse et les personnes d’expérience. UN «JE» QUI SE SAIT FÉMININ apparaît dans la prise de parole ensemble. Nous parlons mieux de ce qui nous concerne et concerne le monde.

En 2015, on a pu voir au Musée des beaux-arts de Montréal, une rétrospective des œuvres de cette monstre sacrée », Marion Wagschal. Une carrière d’enseignante à temps partiel, à la Faculté des beaux-arts de l’Université Concordia, comblait ses besoins financiers, tout en partageant son plaisir avec des jeunes qui l’inspiraient en retour. Surtout, « les jeunes femmes immigrantes doivent réaliser que, du fait de leur histoire personnelle, elles détiennent une expérience unique, et plus encore, une expertise véritable. De là, la nécessité de cette invitation : SOIS QUI TU ES (p. 190).

Femme d’affaires aguerrie, Jeanne Lemire dirige la librairie Paulines depuis quarante ans. Militante féministe, particulièrement avec Femmes et Ministères, pour changer la dynamique hommes-femmes au sein de l’Église, elle est toujours membre de la communauté des Filles de Saint-Paul. Le pouvoir au féminin se conjugue pour elle avec le dialogue et le respect de l’autre dans l’équipe de travail en librairie. Aux jeunes entrepreneures, elle conseille de s’impliquer dans une Association professionnelle, une excellente école au quotidien, pour observer, s’informer et partager. VIVRE PLUS en demeurant consciente d’elle-même, parfois en consultant pour se faire aider.

Une femme innue, poétesse, parolière, traductrice et réalisatrice, Joséphine Bacon insiste sur l’importance de la transmission orale des récits et des mythes fondateurs de son peuple. Car la mémoire est un trésor. « Moi-même qui vis à Montréal depuis cinquante ans, je n’aurais pas pu survivre en ville, si je n’avais pas plongé et replongé dans ma mémoire » (p. 263). Aux jeunes mères, elle dit : « N’ATTENDS QUE DE TOI-MÊME » et elle souhaite qu’elles continuent de se lever et de se faire entendre pour sauver la terre.

Peut-être aurons-nous le goût, après cette lecture, de cerner les couleurs particulières de notre vie pour léguer à nos filles les « trésors cachés » qui leur inspireront de vivre pleinement leur vie, tout en poursuivant les luttes féministes toujours nécessaires.

 

1 Membre de la Congrégation de Notre-Dame, Céline a présidé l’Association des religieuses pour la promotion des femmes, coordonné les activités du Réseau œcuménique des femmes du Québec, et s’est engagée au Comité d’action contre la traite humaine interne et internationale (CATHII). Présentement, elle vit avec des familles immigrantes musulmanes où le partage, l’accueil et l’entraide se révèlent au quotidien.

2 Recension de : Justine LATOUR et Michèle PLOMER, À nos filles, Montréal, Marchand de feuilles, 2022, 320 p.