Un ouvrage majeur de théologie féministe

Un ouvrage majeur de théologie féministe

Marie-Andrée Roy, Vasthi

Dans son plus récent ouvrage, Spiritualités féministes. Pour un temps de transformation des relations, la théologienne Denise Couture propose une véritable Somme de théologie féministe. Fruit d’un travail intellectuel intense, constamment inscrit en dialogue avec la pensée et l’agir féministes, cette œuvre située transcende les frontières disciplinaires et idéologiques pour faire ce que suggère son titre : transformer les relations. Une question sillonne l’ensemble des chapitres :

« comment des sujets-femmes déploient-elles leur agentivité lorsqu’elles s’identifient comme féministes et spirituelles ? » (p.39) Une telle question ne peut que rejoindre avec force toutes les personnes qui partagent cette identité, dont les membres de la collective L’autre Parole.

En quête de relations justes

Tout au long de son ouvrage, Denise Couture maintient une posture de féministe chrétienne interspirituelle qui œuvre résolument à l’instauration de relations justes. Audacieux contrat ! Se situant aux antipodes de la culture guerrière qui prévaut trop souvent dans les milieux académiques, elle promeut des rapports de réciprocité et d’écoute qui favorisent la reconnaissance des forces qui habitent les différents points de vue des personnes. L’autrice choisit ainsi de tabler sur les forces des personnes plutôt que d’invectiver leurs limites pour mieux se hisser au-dessus de la mêlée, comme le font si souvent les phallocrates ; simultanément, elle en apprend sur la valeur et l’apport de sa propre posture ! Cette quête des relations justes ne se fait donc pas au prix de l’anéantissement de sa personne (comme cela a souvent été demandé aux femmes) ; elle implique au contraire confiance en soi et relation sereine avec soi-même et les autres. On n’a sans doute pas encore mesuré tout l’effet désarçonnant qu’a cette posture, qui n’offre pas de prise, sur les tenants des postures tonitruantes !

Méthodologie

L’ouvrage est savant au sens où il est rigoureux, documenté et argumenté. L’autrice s’inscrit dans une position située (elle ne se camoufle pas derrière le paravent de la science) et puise à de multiples sources du savoir en études féministes, théologiques, philosophiques et sociologiques. Elle dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit. Elle donne les ingrédients et les instructions, puis elle fait la recette ! Posture démocratique et pédagogique !

Elle fournit des définitions pour chacun des concepts clés qui structurent son ouvrage. La spiritualité est comprise comme la vie pleinement vécue (joies et souffrances) en lien avec l’énergie vitale. La « religion est définie comme un ensemble de dispositifs qui traversent la construction de soi des subjectivités, que celles-ci désignent elles-mêmes comme religion » (p. 34). Dans ce paradigme, il n’y a pas de place pour affirmer la supériorité du christianisme. Le féminisme est à la fois intersectionnel parce qu’il articule étroitement les dimensions individuelles et collectives et postséculier parce qu’il reconnaît la capacité des subjectivités religieuses de critiquer les contraintes des religions et de mener des actions constructives qui transforment ces religions. La théologie est définie « comme un regard réflexif sur les manières dont les sujets construisent leur vie spirituelle » (p. 157) ; elle est une autoanalyse multisituée de personnes spirituelles ; elle est donc à la fois locale et transnationale, chrétienne et multireligieuse, féministe, postcoloniale et décoloniale. Bref, ouverture, complexité et nuances viennent moduler le dispositif de définitions opératoires de l’ouvrage.

Comment créer la justice ? Au chapitre 2 l’autrice avance l’idée ambitieuse d’œuvrer à la mutation des relations que nous entretenons à plusieurs niveaux : les relations de sexe et de genre, les relations liées au colonialisme, celles engendrées par le racisme et celles entretenues avec la nature. Bref, elle nous convie à une véritable révolution ! Au chapitre 3, elle propose un parcours passionnant à travers diverses reformulations théologiques féministes sur Dieue, la Christa, la Trinité et Marie. La Dieue trinitaire chrétienne devient créatrice, libératrice et vivifiante. Marie, pour sa part, est tantôt symbole irrécupérable, rejeté par la théologienne, tantôt figure libératrice, divinisée par la même théologienne qui assume pleinement ses contradictions ! Ce chapitre est exemplaire de la méthode pratiquée. Dans un premier temps l’autrice se remémore son expérience personnelle. Il est difficile d’oublier le passage particulièrement savoureux où elle évoque la recommandation reçue de sa maman, à l’église, quand elle était toute jeune enfant, au sujet du Je vous salue Marie : « Cette prière n’est pas bonne pour les femmes. Ne la récitons pas » (p. 120). Et Denise de se boucher les oreilles sur le champ pour ne pas entendre la prière ! C’est seulement une fois devenue étudiante à la Faculté de théologie qu’elle apprendra le Je vous salue Marie ! Décidément, elle et moi nous n’avons eu ni la même maman ni la même initiation au Je vous salue Marie, assidue que j’étais, dès l’âge de 7 ans, à la récitation paroissiale du chapelet pendant le mois de Marie et le mois du Rosaire ! Dans un deuxième temps, Denise Couture rappelle le chemin parcouru pour parvenir à une reformulation de Dieue, de la Christa, de la Trinité et de Marie. Ici, on discerne l’articulation entre le travail de production académique de la théologienne et le rôle de ses interactions avec la collective L’autre Parole dont elle est une figure de proue depuis plusieurs décennies. La collective questionne, reformule, innove et célèbre de nouvelles façons de dire Dieue et Denise Couture est étroitement associée à ce travail de théalogie engagée. Dans un troisième temps, la théologienne universitaire poursuit son travail de distanciation critique et se laisse interpeler par d’autres approches comme les postures queers, décoloniales, antiracistes qui servent à remettre en tension le discours féministe. Enfin, dans un quatrième temps, elle évoque où elle se situe hic et nunc, personnellement et professionnellement, au terme de ce processus, assumant avec aplomb ses incertitudes et ses contradictions et sachant que ce processus, comme tout cercle herméneutique, est appelé à être repris et poursuivi.

Au chapitre 4, l’autrice livre un vaste panorama d’écrits et de pratiques associées à l’interspiritualité féministe qui contribuent, de diverses façons, à transformer les relations. Les travaux d’autrices occidentales comme Michelle Voss Roberts et Rita Gross documentent la transformation des traditions religieuses mises de l’avant par les féministes ; les travaux d’autrices issues du Deux Tiers monde comme Musa Dube, Maricel Mena Lopez et Chung Hyun Kyung font ressortir la force des expériences religieuses de résistance, notamment celles qui contestent le christianisme colonial ; et enfin, les postures décoloniales mises de l’avant par les femmes autochtones favorisent l’affirmation culturelle des nouvelles générations. Puis l’autrice propose un développement qui illustre la richesse du travail entrepris tant par des savantes que par des militantes qui se réapproprient leur tradition et qui lisent, réécrivent, interprètent le corpus d’Écritures sacrées issues des trois monothéismes. On retiendra ici que travail savant et travail militant s’entrecroisent et se nourrissent mutuellement ; l’expérience québécoise à ce chapitre apparait particulièrement féconde. Les pratiques féministes hindoues et bouddhistes attirent également l’attention de l’autrice. Je suis touchée par le travail de retraçage des conditions qui rendent possible l’émergence de l’interspiritualité féministe. J’en nomme quelques-unes : se donner un cercle de vie et une ascèse spirituelle inventive au quotidien ; se forger une estime de soi qui intègre la souffrance et construire son autonomie spirituelle ; être capable de repérer les situations d’abus et de les refuser ; oser désapprendre ses propres préjugés et saisir le caractère politique de sa pratique spirituelle ; se donner des groupes d’affinités pour partager ses expériences de transformation des relations (p. 157-169). Ce tableau des conditions d’émergence de l’interspiritualité a pu être constitué parce que l’autrice a mis en action deux éléments fondamentaux de sa méthodologie. Elle s’est mise à l’écoute de femmes de diverses appartenances religieuses et spirituelles et a pris au sérieux leur discours porteur de sens, s’appliquant à l’accueillir pour lui-même et non à l’évaluer à partir de ses propres croyances. Le chapitre 4 se conclut avec la présentation de deux éléments qui permettent le déploiement de l’interspiritualité mise de l’avant par Denise Couture : l’ekklèsia1 des femmes et les célébrations féministes. Ces deux éléments puisent à l’expérience vécue à L’autre Parole. L’ekklèsia des femmes, cette communauté de disciples égales est à la fois espace de liberté, de créativité et d’expression religieuse et spirituelle et espace politique de solidarité, d’engagement et de transformation démocratique. Les célébrations féministes permettent aux membres de la communauté des disciples égales de s’exprimer dans un environnement non hiérarchique, de faire appel à des symboles qui sollicitent les cinq sens, de se construire une nouvelle mémoire inclusive et d’exercer une action à la fois spirituelle et politique de transformation des relations. Ce chapitre 4 est à l’image de son autrice : ouverture sur le monde et à une diversité de sources, écoute de son expérience personnelle et de celle des autres, reconnaissance de la valeur et de la portée des récits de chacune et transformation de sa vision à la suite de ce processus. L’autrice s’impose comme modèle de cohérence intellectuelle et politique !

Le dernier chapitre constitue une entreprise de déconstruction du modèle religieux patriarcal du Vatican, qualifié de fondamentaliste. L’autrice s’applique à déconstruire avec brio ce modèle en décortiquant la fameuse théologie de la femme, d’abord avancée par Jean Paul II, puis déployée par Benoît XVI. Le pape François reprend à son compte plusieurs éléments de cette théologie. Le travail de la théologienne se fonde sur une connaissance en profondeur des écrits de ces papes sur « la femme » qu’elle confronte à la théorie de Judith Butler, plus précisément à trois concepts mis de l’avant par cette dernière qui permettent de saisir le mode opératoire du phallocentrisme : l’appropriation, la distanciation et la subordination. L’exercice est concluant. En cinq tableaux synthèse, on voit apparaître : 1) les fondements de la « théologie de la femme » mise de l’avant par le Vatican (5.1, p. 185) ; les mécanismes de dressage du corps et des personnes par le contrôle de leur sexualité (5.2, p. 187), mécanismes requis pour la mise en œuvre de la « théologie de la femme » ; 3) les paramètres du discours antiféministe du Vatican qui s’attaque au discours féministe moderne compris comme menace à l’ordre du monde voulu par Dieu (5.3, p. 185) ; 4) les composantes de l’idéal féminin qui est exalté par la « théologie de la femme », aussi appelée « nouveau féminisme » (5.4, p. 196) ; 5) l’entreprise de récupération du féminisme mise de l’avant par le « nouveau féminisme » du Vatican (5.5,

  1. 201). Il s’agit d’une démonstration éloquente dont j’admire la force-synthèse et qui, je l’espère, ira chercher l’adhésion et saura convaincre de l’importance de contrer ce pouvoir patriarcal qui entrave la libération des femmes et empêche l’avènement de rapports justes et égalitaires entre les sexes, non seulement dans l’Église catholique, mais aussi dans le reste du monde. La pragmatique Denise Couture propose une voie pour y parvenir : « cesser de concéder aux dirigeants religieux le droit de discriminer ; cesser de penser qu’il est naturel que le principe d’égalité entre les femmes et les hommes ne s’applique pas au domaine religieux ; cesser de considérer que la seule liberté de religion des féministes spirituelles consiste à quitter leur organisation religieuse lorsqu’elles y subissent une discrimination ; cesser d’acquiescer à l’appui tacite ou actif qu’offre l’État à la discrimination pratiquée dans les organisations religieuses » (p. 218). Je pense qu’il importe que cette voie, qui a été trop peu explorée jusqu’ici, se transforme en programme d’actions et mobilise les énergies des féministes de toute obédience pour que recule un des derniers bastions du phallocentrisme. C’est la grâce que je nous souhaite !

Merci à Denise Couture pour cet ouvrage lumineux qui nourrit tant la colère que l’espérance, des ingrédients essentiels pour parvenir à la transformation des relations !

 

1 Nous respectons la graphie d’ecclésia telle que présentée par l’autrice de Spiritualités féministes. Pour un temps de transformation des relations, i.e. « ekklèsia ».