Ginette Dupré
Cette année-là, mon corps était en phase de récupération d’énergie. Tout mon être s’était effondré après des années de soumission aux exigences de plus en plus envahissantes du dieu de la peur. Mon moral étant heureusement resté branché sur la réserve, le traitement médical consistait à prendre des comprimés de plaisir jusqu’à ce que l’être qui me compose se regénère. Je me nourrissais de paysages imaginaires. Je me réchauffais en utilisant le souvenir du soleil. Le rituel des vacances serait le bienvenu même en période de repos. J’avais besoin d’une bonne escapade, d’une certaine aventure, d’une impression de risque, le goût de désobéir une fois pour toutes aux limites suggérées: «c’est loin les Iles… le bateau, le mal de coeur… le vent, il vente tout le temps aux Iles… C’est dur la vie… S’il fallait qu’il arrive quelque chose de grave !…»
En juin, la décision était prise. Je pars avec mon chum, ma fille et «moi». Une escapade de plus de deux mille kilomètres sur route, près de deux cents kilomètres sur mer, trois provinces à traverser, s’éloigner suffisamment pour agacer les antennes de la peur. Le camping sera obligatoire car déjà il n’y a plus une seule chambre de libre aux Iles et ce pour tout l’été. Quelque part, j’avais décidé de vivre une aventure. J’allais m’en inventer une et la vivre contre vents et marées accumulées.
Aux premiers jours du mois d’août, le trajet de voiture jusqu’à l’Ile-du-Prince-Édouard se consomma sans ennuis. Le temps de mettre en scène, et l’impression de risque était venu. J’avais pressenti la traversée de 5 heures en pleine mer pour vivre ces moments. Le départ était prévu pour 14 heures. Le matin même, lors d’une promenade sur la côte, j’observais les traits colériques des vagues et je mesurais le vent. Le ciel était d’un gris épais. Pas rassurant du tout. J’eus bien envie de ne plus désobéir et je commençai à penser que le risque était bien réel.
Une fois installée sur le pont le plus haut du bateau, j’espérais seulement que mon aventure n’allait pas me jouer le tour de me faire vivre ce que tout le monde avait platement prévu. Mais, c’est précisément à partir de ce moment que la magie des Iles-de- la-Madeleine prit toute l’équipée dans son tourbillon d’émerveillement. D’un seul coup le ciel devint bleu. Tout le monde s’échangeait de bons mots. Une sorte de complicité joyeuse s’installait. Certains vacanciers allaient visiter les Iles pour la cinquième fois. Ils étaient encore aussi excités qu’à leur premier périple. La traversée fut douce et les heures n’étaient plus que de belles longues minutes de liberté. La première personne à voir une lamelle de terre avertit immédiatement l’entourage. On sentait une volonté commune de partager délicatement le trésor qui nous attendait.
La première surprise aux Iles, nous l’avons eue à notre arrivée. Pendant que tout le côté gauche du bateau regardait la première lamelle de terre s’épaissir peu à peu, c’est à la droite du bateau que se présenta sans avertissement l’Ile d’Entrée. Aucune falaise pour nous cacher son visage, aucun arbre pour nous cacher son corps. Au contraire, elle s’offrait tout entière dans la lumière du soleil couchant. Il n’y avait que quelques maisons placées au hasard. Une douceur à couper le souffle.
Les paysages imaginaires des dernières semaines se montraient maintenant avec des odeurs, des mouvements. Le premier matin, j’étais pressée de me retrouver sur les dunes de sable caractéristiques de ce coin de terre.
Nous avons marché tout l’avant-midi en pensant atteindre une fin quelconque. C’est la fatigue qui nous fit réaliser l’infini de ce petit endroit à peine visible sur une carte géographique. Le lendemain, au hasard de l’Ile du Havre aux Maisons, nous n’avons pu résister à l’appel d’un champ complètement couvert de fleurs sauvages. En fuyant temporairement la mer, toujours présente en tous sens, nous avons découvert un pré sculpté en forme de caresse où quelques vaches broutaient aux sommets des vallons. Ce lieu était comme l’illustration du rythme tranquille des Iles. Et puis, il y a eu les plages immenses où il était possible d’emmagasiner une réserve de soleil pour une année entière. En bordure de la route, là où il y avait des falaises, de petits couloirs naturels permettaient de descendre sur le bord de la grève. À certains endroits, à marée basse, on pouvait aller palper la fragilité de cette pierre rouge en y laissant la trace de nos doigts.
Au fil des jours, nous avons traversé les ponts de sable qui relient les Iles-de-la-Madeleine. Nous leur avons rendu visite tour à tour selon les invitations qu’elles nous lançaient tantôt pour des événements collectifs comme le concours des châteaux de sable, tantôt par de petits commerces qui attiraient nos yeux et nos papilles. Partout, je retrouvais l’atmosphère de la traversée. Chaque fois que je revoyais les gens, peu importe l’endroit, nous recréions cette joie complice d’un groupe formé par un heureux hasard.
Pendant près de dix jours, mon aventure inventée fut submergée par la beauté et l’inattendu. Le retour fut sans histoire. De toute façon, les histoires n’auraient plus jamais autant d’emprise sur moi. La désobéissance m’avait bien récompensée. La peur venait de perdre une grosse bataille.