Une conception féministe de la liberté de religion
Denise Couture, Bonne Nouv’ailes
La thèse de Johanne Philipps[1] propose une vision radicalement féministe de la laïcité pour le contexte québécois. Avons-nous vraiment besoin d’une telle vision ? Un objectif principal de la laïcité québécoise n’est-il pas déjà de défendre l’égalité entre les femmes et les hommes ? Du moins, on l’a répété si souvent. Mais cette conception courante de la laïcité en faveur des femmes ne suffit pas, selon Johanne Philipps. Il faut davantage pour leur assurer la justice dans le domaine religieux.
Une conception patriarcale de la liberté de religion
Un élément qui passe inaperçu, mis en évidence par la thèse, est le caractère patriarcal de la conception habituelle de la liberté de religion. Elle assure aux hommes l’exercice de l’autonomie dans le domaine religieux, ils ont le droit d’y agir librement. Elle se limite cependant pour les femmes au droit fondamental de quitter le groupe religieux lorsqu’elles veulent y critiquer la discrimination subie.
Selon une telle compréhension asymétrique de la liberté de religion, les femmes renoncent à l’égalité entre les femmes et les hommes à l’intérieur du groupe religieux. On suppose qu’elles demeurent aliénées aux normes religieuses patriarcales aussi longtemps qu’elles choisissent d’y demeurer, du moins jusqu’à leur décision d’en sortir ; on réduit la compréhension de la liberté de religion des femmes au droit de sortir du groupe religieux. Le tout a pour effet de consolider les tendances anti-femmes et antiféministes dans les groupes religieux et de placer les autorités religieuses néoconservatrices et patriarcales en position de force sur le plan social et ecclésial.
Un courant féministe critique de la religion
Johanne Philipps s’appuie sur un courant féministe en sciences juridiques et politiques, dans le monde anglo-saxon, qui étudie les liens entre les féminismes et les religions. Convaincante, la critique de la religion proposée par ces autrices gagne à être connue[2]. Elles élaborent une conception féministe de la liberté de religion qui reconnait certes aux femmes le droit de sortir du groupe religieux, mais surtout celui de construire leur existence librement dans le domaine religieux.
Une telle liberté de religion, conçue d’un point de vue féministe, assure aux femmes la liberté de vivre pleinement leur propre vie et leurs propres aspirations dans le domaine religieux comme dans tous les autres domaines de la vie. Elle reconnait l’agentivité — la capacité d’agir — des féministes spirituelles qui remettent en question les normes religieuses patriarcales à l’intérieur du groupe religieux pour y vivre une spiritualité féministe libre. Elle incite les actrices et les acteurs sociaux ou politiques à encourager, à favoriser et à soutenir les remises en question féministes de la religion portées par des femmes à l’intérieur des groupes religieux.
Ainsi, on sortirait de la logique binaire actuelle qui accable les féministes dans le monde religieux, celle « de l’alternative entre droit d’appartenir (sans droit de contester) ou droit à la liberté (sans droit d’appartenir) » (p. 226-257). Ce choix n’en est pas un véritable, souligne Johanne Philipps, car il « ne correspond pas à la réalité de bien des femmes croyantes qui tiennent plutôt ensemble l’appartenance et la contestation » (p. 257).
S’opposer à l’exception religieuse
Les autrices mentionnées remettent en question « l’exception religieuse » sur le plan social et juridique, celle de pouvoir discriminer les femmes et les minorités sexuelles. Il s’agit de refuser que la religion constitue la dernière « zone de non-droits » pour ces personnes.
D’où vient l’exception religieuse ?
Les autrices montrent qu’à l’époque où s’est produite la séparation de l’État et de l’Église dans les nations occidentales, on ignorait les droits des femmes. L’État lui-même soutenait la subordination des femmes, il l’a ainsi concédée tout naturellement aux religions. Depuis, l’État a engagé un processus de dépatriarcalisation de ses institutions et de ses pratiques, toujours en cours, mais sans qu’il n’ait encore remis en question l’exception religieuse.
Ainsi, on en est venu à penser que les groupes religieux bénéficient tout naturellement d’une exemption en ce qui concerne le droit à la non-discrimination. Cela est devenu tellement évident qu’on n’ose la remettre en question, de la même manière qu’il y a encore tout juste quelques décennies, on n’osait remettre en question l’autorité patriarcale du père dans le domaine privé de la famille.
L’histoire patriarcale continue de marquer la conception de la séparation entre l’État et l’Église qui offre à l’Église, avec l’appui de l’État, « une coquille de protection » sociale et juridique pour discriminer les femmes et les minorités sexuelles, l’exemple le plus frappant étant l’exclusion des femmes de la prêtrise dans l’Église catholique.
Changer l’imaginaire de la laïcité
C’est bien cette vision courante de la séparation de l’État et de l’Église qui a structuré le débat récent de la laïcité au Québec. Johanne Philipps le montre dans un chapitre de sa thèse où elle analyse l’approche féministe de la laïcité proposée par le Conseil du statut de la femme. Dans un Avis de 2011, le Conseil argumente en faveur de la séparation de l’État et de l’Église comprise comme deux souverainetés autonomes dans leurs propres domaines. Au nom de l’égalité entre les femmes et les hommes, le Conseil appelle l’État à se dissocier du patriarcat religieux. Mais cette vision concède la non-application de l’égalité entre les femmes et les hommes dans le domaine religieux. Elle concède aux groupes religieux le droit à des normes et à des pratiques patriarcales.
Une conception féministe de la liberté de religion invite à modifier cet imaginaire de la laïcité. Au nom de l’égalité entre les femmes et les hommes : refuser que dans le seul domaine de la vie de la religion, les femmes abdiquent leurs droits ; cesser de concéder aux dirigeants religieux le droit de discriminer les femmes et les minorités sexuelles ; cesser d’acquiescer à l’appui tacite ou direct qu’offre l’État à cette discrimination.
On objectera que l’État ne peut pas intervenir dans les affaires internes des groupes religieux transnationaux. Les autrices citées, qui sont critiques de la religion, soutiennent que la concession à l’exception religieuse représente une forme d’intervention de l’État. Dans sa thèse, Johanne Philipps montre comment l’État québécois intervient déjà de diverses façons en ce qui concerne les groupes religieux. Il s’agit de choisir le type d’intervention.
L’intervention de l’État en matière religieuse peut s’inscrire dans le processus de dépatriarcalisation en cours. L’État peut établir un rapport de force avec les organisations religieuses. Il peut leur retirer leurs avantages citoyens (droit associatif, fiscal ou autre) si elles persistent dans leurs pratiques discriminatoires. Lorsqu’il est question de religion sur le plan social, l’État peut choisir de promouvoir les pratiques et les visions des féministes croyantes.
Conclusion
La conception radicalement féministe de la laïcité que propose la thèse de Johanne Philipps opère un renversement surprenant de perspective. Elle modifie la manière courante de comprendre le statut de la religion par rapport à l’État. La religion ne figure plus comme la dernière zone naturelle de non-droits des femmes. Une conception féministe de la liberté de religion offre le droit aux féministes spirituelles ou croyantes de contester les normes et les pratiques patriarcales du groupe religieux auquel elles appartiennent, comme les féministes le font dans tous les autres domaines de la vie, avec l’appui attendu de l’État.
[1]Johanne PHILIPPS, Comment le projet de laïcité québécoise est défavorable aux femmes. L’urgence de briser une évidence, thèse doctorale,Université de Montréal, 2019. Disponible en libre accès à l’adresse : http://hdl.handle.net/1866/24791.
[2]Parmi elles, Mary Fainsod Katzenstein, Susan Moller Okin, Gila Stopler, Madhavi Sunder. On consultera avec intérêt : Gila STOPLER, “‘A Rank, Usurpation of Power’. The Role of Patriarchal Religion and Culture in the Subordination of Women”, Duke Journal of Gender, Law and Policy, no15, 2018, p. 365-397.