UNE FEMME LIBRE:
Françoise Giroud (1916-2003) Par Louise Melançon, Myriam
Le 19 janvier dernier, disparaissait à Paris, à l’âge de 86 ans, Françoise Giroud (de Gourdji, son nom de naissance). Née d’un père turc et d’une mère russe, cette femme aura été l’une des femmes les plus marquantes du 20e siècle.
1. Une semaine avant sa mort, elle écrivait encore la chronique Télévision du Nouvel Observateur, car elle fut d’abord une journaliste. Pour ouvrir ma présentation, j’ai cru bon reprendre un extrait de la rédaction de ce journal, paru dans l’édition du 23 au 29janvier:
“Il aurait été injuste qu’elle disparaisse avant le XXIe siècle. Le siècle des femmes.Son siècle. Françoise, qui avait passé auprès de nous les vingt dernières années de sa vie, fut avant tout une femme de presse, et sans doute la plus grande. Mais elle laisse en partant l’image légère d’un professeur de modernité. Féministe et féminine. Elle fut de tous les combats, de toutes les luttes, et de toutes les séductions…” (p.4)
À 15 ans, son diplôme de sténo-dactylo en poche, Françoise entre, comme scripte, dans le monde du cinéma, avec Marc Allégret (qui deviendra son premier amour, comme elle le raconte1 avec beaucoup de simplicité); puis elle deviendra assistante de Jean Renoir, et scénariste avec Jacques Becker. Elle se trouve ainsi à fréquenter des célébrités: comme André Gide, St-Exupéry et Camus. À la fin de la guerre, Hélène Lazareff, fondatrice de la revue ”ELLE”, réclame sa collaboration comme rédactrice en chef de ce magazine C’est là que, forte de ses convictions, de son style direct, elle engage son premier combat pour les femmes.
En 1953, elle fonde l’EXPRESS avec Jean-Jacques Servan-Schreiber, pour qui elle éprouvera l’amour dont on ne revient pas2.Car, après la rupture, elle aura beaucoup de peine à survivre. Elle continua cependant de travailler et de s’ouvrir au monde de la politique, en particulier de la politique de gauche. Lorsque Servan-Schreiber sera rappelé sous les drapeaux, lors de la guerre d’Algérie, elle dirigera l’Express seule et de main de maître et ce, jusqu’en 1974 au moment où Valérie Giscard d’Estaing la sollicite pour un poste de secrétaire d’État à la Condition féminine. Elle accepte, bien qu’il s’agisse d’un gouvernement de droite, à cause de ses idées féministes. En 1974, sous le gouvernement de Raymond Barre, elle est nommée au secrétariat d’État à la Culture.
Quand elle quitte la politique, en 1978, une épreuve l’attend: Servan-Schreiber a vendu l’Express à gros prix…et le nouveau patron, Raymond Aron, l’a virée. Elle s’adonnera alors à l’écriture d’oeuvres variées: biographies, romans, essais. Par la suite, elle reprendra du travail journalistique au Nouvel Observateur, jusqu’à sa mort…
2. À voir les titres des articles et les éloges qui lui sont adressés après sa mort, Françoise Giroud a été appréciée et admirée pour avoir été une femme libre. C’est aussi ce que j’ai retenu d’elle, notamment après avoir lu certaines de ses oeuvres. Dans l’ouvrage récent qu’elle publiait en 2002 sur Lou Andreas-Salomé3, elle propose une interprétation différente de toutes celles qui ont été faites au sujet de cette femme intrigante, presque insaisissable, qui fut aimée de grands hommes comme Nietzsche, Rilke et Freud. Après avoir couvert rapidement l’histoire des relations de Lou Andreas-Salomé avec les hommes de sa vie, y compris le philosophe Paul Rée et Andreas, son curieux de mari, elle conclut ainsi:
“Un cas parfait d’heureuse cohabitation entre une composante féminine et une composante masculine. Nous abritons tous, à des degrés divers, ces deux composantes, mais elles sont plus ou moins actives ou réprimées par le poids de l’éducation et des conventions sociales qui les combattent. Lou en a fait une telle combinaison que celle-ci a produit cet objet humain rarissime en son temps: une femme libre. » (p.145)
Pour appuyer ce jugement, elle apporte d’abord l’argument de l’indépendance matérielle ou financière: Lou n’était ni reine, ni veuve, ni héritière d’un mari ou d’un père. Elle avait eu, au départ, une pension due à son statut de fille unique d’un père fonctionnaire de la Russie tzariste. Mais elle gagna sa vie, même péniblement durant la guerre, comme journaliste, romancière, essayiste, psychanalyste. Pour son époque, c’était remarquable d’être une femme qui n’entre pas dans le mariage traditionnel, qui ne veut pas d’enfant et réclame de vivre diverses relations amicales et amoureuses. En ce sens, Françoise Giroud a raison de la considérer comme une femme “moderne” (première femme libre des Temps Modernes, dit-elle), mais aussi comme une féministe hérétique qui ne se satisfaisait pas des clameurs contre l’oppression masculine: elle disait: “Ne vous préoccupez pas de ce que veulent les hommes, faites ce que demande Dieu, qui doit être votre seul maître. Là est la liberté” (p. 147) Référence étrange pour des femmes par ailleurs irréligieuses…
Mais “ une femme libre, c’est celle qui a la faculté de choisir sa vie”, affirme Françoise Giroud, qui va jusqu’à dire que cela comprend la liberté de faire des bêtises! Lou se disait en plus une femme heureuse, plus désireuse d’aimer que d’être aimée, semble-t-il; et Françoise d’ajouter que c’est là un trait peu féminin … (p. 151) Pour celle-ci, cependant, “être une femme libre, ce n’est pas forcément un objectif ni un gage de bonheur. On peut avoir de tout autres priorités, nourrir des désirs bien différents.” (p.155) Et Lou en avait, elle qui aimait tant la vie. Peut-être, était-elle déjà “post-moderne”…Comme le dit si bien Françoise Giroud: “Ni modèle, ni exemple, Lou Andreas-Salomé fut simplement pionnière dans l’art d’être soi.” (p.156)
J’avancerais l’idée que Giroud devait se reconnaître quelque peu en Lou Andreas-Salomé pour l’avoir ainsi interprétée. Elles étaient toutes deux très intelligentes, au dire des personnes qui les ont fréquentées, en particulier les hommes qui les ont bien connues. Freud disait de Lou qu’elle était “la grande compreneuse”. Quant à Françoise, c’est sa lucidité et son verbe incisif, direct, dont on témoigne le plus souvent. Mais on souligne, chez toutes les deux, un équilibre rare du féminin et du masculin. On parle beaucoup de la séduction qu’exerçait Françoise avec son sourire splendide, sa coquetterie et sa féminité; mais comme elle aimait aussi les batailles du monde masculin, politiques ou autres, elle ne cherchait pas à plaire mais à dire ce qu’elle pensait! Toutes les deux ont connu beaucoup d’hommes. Par contre, Françoise a eu un premier enfant comme femme célibataire, puis un second après s’être mariée. Plus tard elle connaîtra un conjoint qu’elle nommera son “professeur de bonheur” 4. Françoise Giroud a d’autant plus admiré l’art d’être heureuse chez Lou Salomé qu’elle a dû travailler pour en goûter des moments..elle qui a plutôt fait l’expérience du caractère tragique de l’existence, lors de la perte de son fils, et à la suite de l’échec de son amour pour JJSS, échec qui lui aurait fait désirer la mort.
Giroud s’est aussi intéressée à une autre femme dont elle écrivit la biographie: Alma Mahler5. Celle-ci vécut à la même époque que Lou Salomé, en Allemagne, dans le contexte du mouvement féministe de la fin du 19e siècle. Une femme belle, fascinante, aux riches talents de musicienne et de compositrice qui devint la femme du grand compositeur et chef d’orchestre: Mahler. Celui-ci, profondément amoureux, la veut soumise à sa personne, à sa musique, à sa carrière..Elle s’y plie parce qu’elle admire le chef d’orchestre, mais elle ne reconnaît pas son génie. Elle se distraira de son manque de liberté en séduisant des hommes, des artistes. Vers la fin de sa vie, elle tentera de revenir à son rêve de jeunesse, la composition musicale, mais ce sera trop tard. “Alma ne renouera jamais avec son rêve interrompu, écrit Françoise. Elle s’est affirmée, et avec quelle force, mais par la domination qu’elle a exercée sur des hommes, non par sa création propre. Elle n’aura eu le droit de cultiver qu’un art: celui d’être aimée” (p.185).
UNE FEMME LIBRE. Oui, madame Françoise Giroud l’a été. Tout en se préoccupant de la condition des femmes, de l’avancement des femmes, du projet féministe, elle marchait en avant sur la route de la libération, par sa force de caractère, par son courage, par cette liberté intérieure que les événements de sa vie lui avaient permis de développer. Elle avait su “choisir sa vie” à travers les occasions, les chances comme les coup-bas de son destin. Hommages vibrants lui soient rendus!
1. On ne peut pas être heureux tout le temps, Fayard 2001, pp. 51ss. Ce livre est en quelque sorte ses mémoires; il est élaboré avec originalité, au fil des photos sorties d’un tiroir…
2. ibid. pp. 213ss.
3. Lou. Histoire d’une femme libre, Fayard, Paris 2002. J’ai choisi ce livre, en partioulier, suite au travail que je fais, depuis quelques années, sur ce personnage fascicnant.
4. On ne peut pas être heureux tout le temps, op. cit., p. 243ss.
5.Alma Mahler ou l’art d’être aimée, Robert Laffont, Paris 1988; aussi édition 1998.