Une lecture féministe de l’incarcération des femmes

Une lecture féministe de l’incarcération des femmes

Nathalie Tremblay, Phœbé

Ce livre 1 s’enracine dans l’expérience de chercheuse et de militante dans le milieu carcéral, de l’autrice Gwenola Ricordeau — sociologue et professeure associée au département de science politique et Justice criminelle de l’Université d’État de Californie (Chico, États-Unis). Elle propose de repenser la justice sociale dans la direction de l’abolition du système pénal. Pour elle, le système pénal atteste des injustices sociales qui conduisent à l’incarcération et il reproduit les injustices subies par les femmes, qui, bien souvent, sont des victimes invisibles du système carcéral.

Au fil des pages, le livre interroge les liens possibles entre les luttes du mouvement féministe et celles du mouvement abolitionniste : « Le système pénal protège-t-il les femmes ? Qu’est-ce que le système pénal fait aux femmes qui y sont confrontées ? Faut-il inscrire les luttes féministes sur le terrain du droit2 ? » Les réponses à ces questions sont exposées à travers les thèmes multiples qui se déclinent dans six chapitres bien ficelés les uns avec les autres dont : les critiques du système pénal formulées dans une perspective abolitionniste3, le vécu des proches des personnes incarcérées, de quelques pistes pour repenser le système pénal et développer un mouvement révolutionnaire axé sur la justice transformative. L’argument premier mobilisé par le mouvement abolitionniste est que « la prison ne fonctionne pour personne4 ».

Chacun des thèmes abordés est illustré par des exemples pour faire ressortir les différences qui peuvent exister entre les milieux carcéraux du Canada, des États-Unis et de la France.

Le livre évoque également les limites du système carcéral et les manières dont les femmes y sont victimisées. Par exemple, les femmes autochtones dans le système carcéral canadien sont surreprésentées, constituant environ 43 % de la population carcérale, alors qu’elles ne représentent que 4 % des femmes du Canada 5 . Sous cette donnée statistique, se cache également la présence d’inégalités sociales et raciales. De plus, les enjeux propres aux femmes incarcérées font rarement l’objet d’attention médiatique (les abus psychologiques commis à l’intérieur des murs de la prison, les conditions des femmes de la communauté LGBTQ qui ont également fait l’objet de moins d’études6, sans oublier le manque d’accès aux produits d’hygiène féminine).

Ricordeau parle également de coûts sociaux de l’incarcération : « La prison n’affectant pas que les personnes détenues, comment décrire ses coûts sociaux ? La réponse à cette question n’amène-t-elle pas à réinterroger la fonction sociale de la prison7 ? » Si les femmes représentent 5 % de la population carcérales selon Ricordeau8 (ce qui se rapproche des données statistiques canadiennes publiées en 2022, qui indiquent que ce pourcentage est de 6 %9, alors que selon le ministère de la Sécurité publique du Québec, les données statistiques révèlent que les femmes constituent 11 % de la population en centre de détention10). Elles sont les premières à subir les effets de l’incarcération d’un conjoint. Ricordeau mentionne que le système pénal s’intéresse rarement aux proches des détenu.e.s à l’exception de la période entourant le procès ou la libération, mais bien peu de choses sont faites pour aider les femmes à jongler avec les effets sur la famille et leur quotidien. Paradoxalement, pour des femmes, l’incarcération du conjoint peut s’accompagner de bénéfices secondaires (protection des comportements du conjoint, de la consommation de drogue), ce qui révèle, selon Gwenola Ricordeau, l’absurdité du système carcéral11.

D’ailleurs, l’autrice n’hésite pas à relever les angles morts du féminisme, elle fait remarquer que bien que les féministes utilisent les arguments développés par le féminisme carcéral pour dénoncer les violences masculines, bien peu mentionnent le féminisme carcéral dans leur positionnement théorique12. De plus, l’autrice souligne également que les femmes qui subissent les effets du système carcéral (que ce soit en tant que victimes, proches de détenus, ou comme ex-détenues) sont souvent absentes des mouvements abolitionnistes. Ricordeau propose, comme piste de solution, d’envisager un renouvellement du système carcéral qui fasse la promotion d’une justice transformative. Développée depuis le début des années 2000, l’approche de la justice transformative s’est inspirée des pratiques de justice des peuples autochtones du Canada, en tentant de répondre aux besoins des individus et de permettre la guérison des personnes impliquées, en valorisant la responsabilité communautaire13.

Si, d’entrée de jeu, Ricordeau fait découvrir à ses lectrices les théories pénales, développées principalement autour des concepts de dissuasion, de rétribution et de réhabilitation, pour comprendre ce qu’on entend par criminalité, elle fait retourner aussi à ce qui est déterminé par la loi comme constituant un crime ou un délit, qui doit être compris dans son contexte historique et idéologique. Toutefois, en criminalisant certains comportements, il peut y avoir un déséquilibre entre la criminalisation d’une action et les conséquences de cette criminalisation14 (p. 22-26). À titre d’exemple, il n’y a qu’à penser à l’accès à l’avortement qui, dans plusieurs états américains, a été restreint ou tout simplement interdit, ce qui inclut dans certains états, la criminalisation de quiconque aide une femme à avorter.

En plus d’être une lecture agréable et accessible, l’ouvrage recèle un style d’écriture très poétique lorsqu’elle parle au « je ». Tout au long du livre, on y retrouve des statistiques intéressantes et pertinentes ainsi que des encarts utiles sur des sujets variés : organisations pénales, autrices et militantes importantes (Angela Davis), dont certaines ont connu la prison de l’intérieur, des courants féministes, des initiatives comme le Manifeste des personnes incarcérées ou la création de l’organisation Black and Pink et quelques procès célèbres qui ont entraîné des changements juridiques. Si je devais qualifier en un seul mot l’impression laissée par cette lecture féministe ce serait celui-ci : intelligente.

En conclusion, je me rallie à l’autrice dans son argumentaire entourant le choix du titre Pour elles toutes 15.Ce titre résonne comme une interpellation à la sororité, à réfléchir et surtout à poser des actions qui permettront d’en arriver à une plus grande justice.

 

1 Gwenola RICORDEAU. Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Éd. Lux, 2019, 240 p.

2 Ibid., p. 14.

3 Le terme abolitionnisme n’est pas sans rappeler la référence pour l’abolition de l’esclavage, du moins aux

États-Unis. Ibid., p. 38.

4  Ibid., p. 72.

5  Ibid., p. 96.

6 À cet effet, Gwenola Ricordeau mentionne que les femmes ayant une orientation LGBTQ, seraient plutôt invisibles des données statistiques. Elles sont également plus à risque de subir des abus de tous genres de la part des autres détenues et des gardiens (voir chapitre 3).

7 Ibid., p. 129.

8 Ibid., p. 90.

9 Tableau Admission des adultes en détention aux programmes des services correctionnels selon le sexe. Consulté en ligne le 1 février 2023. https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=3510001501 10 Profil de la population carcérale. Ministère de la sécurité publique. Québec. Consulté le 1 février 2023. https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/securite-publique/publications-adm/publications- secteurs/services-correctionnels/profil-clientele-correctionnelle/profil_corr_2019-2020.pdf

11 Gwenola RICORDEAU. Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Éd. Lux, 2019. p. 105.

12 Ibid., p. 153.

13 « La responsabilité communautaire comporte quatre aspects : 1) le soutien à la personne survivante, sa sécurité et son auto-détermination, 2) la responsabilité de l’agresseur et son changement de comportement, 3) les changements communautaires en faveur de valeurs et de pratiques non oppressives et non violente, 4) les changements politiques et structurels des conditions qui permettent au préjudice de se produire ». Ibid., p. 190. 14 Ibid., p. 22-27

15 Ibid., p. 5-7.