Une spiritualité incarnée
Pierrette Daviau, groupe Déborah, L’autre Parole
Les pratiques spirituelles féministes s’articulent autour de l’actualisation et de la recherche de solutions pour elles-mêmes et pour la nature. L’écospiritualité, cette spiritualité de la création, exhorte les femmes en particulier à se considérer comme des intendantes responsables de protéger, de prendre soin, de guérir et de nourrir la terre. S’y engager incite ses adeptes à réorienter le sens de la vie humaine autour des rythmes du cosmos. Cette expérience se déploie dans la reconnaissance que prend l’humain de faire partie du corps de la terre et ce corps est sacré. Cet appel se construit et s’approfondit grâce à une conscience toujours en éveil. À partir de leur vécu et de leur langage, les personnes écospirituelles tentent de préciser leur rapport au sacré pour se réapproprier leur propre cheminement spirituel, pour se manifester dans leurs corps et pour valoriser ou revaloriser ce dernier. « Pour les théologiennes féministes, c’est un enjeu capital que les femmes reprennent le contrôle de leur corps pour pouvoir s’affranchir de la domination patriarcale et cléricale, dans une logique de liberté et de réciprocité1. » Elles visent à faire tomber les formes de coercition, d’oppression et d’appropriation qui existent encore à propos du corps et, en particulier du corps féminin, autant dans les sociétés que dans les Églises.
Valoriser l’Incarnation
Dans une optique écothéologique, la rédemption n’est pas uniquement le fait que Jésus soit venu pour sauver l’humanité de ses péchés, mais que l’Incarnation faisait déjà partie du plan divin de la création et qu’elle aurait eu lieu même sans la faute originelle. Sans nier le péché, Karl Rahner rejette la notion que le premier but de l’Incarnation soit la rédemption des péchés. Pour lui, elle est davantage de nature collective et communautaire2. Or, le message central du christianisme – l’Incarnation – ne semble pas avoir été pris réellement au sérieux par la plupart des chrétien·nes ni par leurs pasteur·es. En réalité, le plan de notre salut serait de nous écarter du corporel, de nous éloigner du terrestre : « Attachez-vous aux choses d’en haut, et non à celles de la terre » (Colossiens 3,2). Malheureusement, l’influence de la dichotomie corps/esprit a une incidence sur la façon dont le texte biblique et, surtout, les rapports au corps ont été envisagés.
Pourtant, le christianisme n’est-il pas la religion par excellence de l’Incarnation ? « Jésus de Nazareth, Sagesse incarnée, a été formé de matière d’étoiles et de matière terrestre ; sa vie a créé une véritable communauté historique et biologique de la Terre ; son corps a existé dans un réseau de relations s’étendant et se prolongeant dans tout l’Univers physique3. » Si le Christ s’est incarné, ce n’est certes pas pour que nous vivions hors de notre corps. Rappelons-nous que, dans le vocabulaire biblique, le mot chair (basar en hébreu et sarx en grec) désigne l’être humain dans sa totalité. C’est d’ailleurs ce que défendent les écoféministes, dont la théologienne brésilienne Ivone Gebara :
On vient de la Terre et on retourne à la Terre. C’est notre corps vivant, vivant de différentes manières. […] Le caractère spirituel de l’écoféminisme se construit à partir de cette conscience grandissante que l’humain fait partie d’un corps sacré, sacré non dans le sens traditionnel de la séparation entre sacré et profane, mais sacré dans le sens où toute vie est concernée par toute la Vie. Les vies humaines sont en rapport avec l’air, les plantes, les animaux, même les plus petits4.
Or, si Dieu s’est incarné, ce n’est certes pas pour que nous vivions hors de notre corps ou loin de la Terre.
La Terre, corps de Dieu
La théologienne écoféministe Sallie McFague (décédée en 2019) décrit les grandes lignes de la spiritualité de la création en s’appuyant sur les travaux de Matthew Fox, de Thomas Berry, de Brian Swimme, d’Evelyn Tucker et de Rosemary Radford Ruether, entre autres. Ses recherches l’amènent à décrire la spiritualité de la création comme une célébration de l’œuvre créatrice dans son histoire cosmologique. Elle présente ainsi la Terre comme l’image du corps, d’un corps vivant. Selon elle, la Création est l’Incarnation de Dieu, source de toute existence, en qui nous sommes né·es et rené·es. Son invitation à reconsidérer le sort de la Terre est claire :« Dieu, dit-elle, n’est pas dans sa transcendance face à l’Univers comme face à un objet, mais l’Univers est son Corps. Ce modèle de l’Univers comme corps de Dieu unit immanence et transcendance5. »
Dans son sillage, plusieurs théologiennes écoféministes envisagent le cosmos comme le corps de Dieu. Cette idée de l’univers, corps de Dieu, rejoint à mon avis, ce texte de l’Épitre aux Corinthiens : « Vous êtes le corps du Christ et, chacun pour votre part, vous êtes membres de ce corps » (1 Corinthiens 12,27). McFague s’appuie d’ailleurs sur le passage du prologue de Jean : « Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous » (Jean 1,14) pour affirmer que, selon elle, dans le christianisme, la relation au corps se retrouve dans le concept d’Incarnation (le Verbe s’est fait chair), en christologie (Jésus mort sur la croix était pleinement humain), en passant par l’eucharistie (ceci est mon corps, ceci est mon sang) et dans l’Église (image du corps du Christ, où ce dernier représente la tête de l’Église).
La spiritualité écoféministe se veut une célébration de l’œuvre créatrice dans son histoire cosmologique. Son discours ne peut faire l’économie du sacré, puisque la vie et sa protection sont des valeurs au cœur de toutes les démarches qu’elle initie, accompagne et met en œuvre. Cette approche écospirituelle, souvent éloignée des religions classiques s’enracine dans un nouveau type de rapports à la Terre et à l’univers et s’inspire souvent des spiritualités autochtones.
Des rituels incarnés
Longtemps dénigré et réduit à la sexualité par les autorités ecclésiales, le corps est perçu par les personnes écospirituelles comme un espace d’ouverture, d’accueil, de don, de tendresse. Alors que les liturgies traditionnelles chrétiennes considèrent le corps féminin comme un objet de tentation ou une source d’impureté, dans les rituels écoféministes, il prend pleinement place dans leurs expressions ou manifestations spirituelles. D’ailleurs, si on apprend par les cinq sens, ne devrait-on pas prier avec les cinq sens ? C’est à travers eux – la vue, le toucher, l’ouïe, l’odorat, le goûter – que s’opère notre relation au monde et au sacré. Prier dans son corps suppose qu’on accepte sa corporalité parce qu’il est le lieu d’intégration de notre perception de la réalité. Ici, le
corps n’est pas exclu du spirituel et la sexualité est nommée, voire valorisée. Les participantes favorisent le mouvement corporel, les danses en cercle, les gestuelles, les manipulations
d’objets sacrés ou quotidiens, les postures variées, les accolades, les touchers, etc. Si la spiritualité traverse l’ensemble des sphères de la vie, si elle se déploie à partir de l’expérience faite de son corps, n’est-ce pas à travers les cinq sens qu’elle doit s’exprimer ?
En célébrations, les femmes invoquent la Sophia, la Christa, la Sagesse, la Ruah, la Dieue, pour s’adresser au divin. Elles reconnaissent que les Écritures présentent Sophia comme cocréatrice au début de l’Univers, comme la respiration du pouvoir de Dieue, comme le soutien de la vie continue (Proverbes 8,22-31). Sophia est manifestée dans un langage carrément féminin dans Sagesse 7,7-14, spécialement comme la mère de toutes les bonnes choses créées et désirées. Elle se présente comme « faisant ses délices avec les enfants des humains » (Proverbes 8,3). Des écoféministes voient dans cette dynamique de vie de la Sagesse, une invitation à l’invoquer pour parcourir leurs chemins spirituels.
Le caractère spirituel de l’écoféminisme se construit à partir de cette conscience grandissante que l’humain fait partie d’un corps sacré. Les rituels qui l’expriment sont « enracinés dans la réalité des femmes, les deux pieds sur terre et bien incarnés, orientés vers la justice globale, sensibles à la sororité et à la recherche d’une connexion avec tous les êtres vivants6 ». Si le corps rappelle la passion, et pour certains ecclésiastiques, la porte du péché de la chair, il représente aussi son caractère sacré et divin, véhicule de l’âme et de l’esprit. Ézéchiel 36,26 l’annonçait déjà : « Je vous donnerai un cœur nouveau et je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre corps le cœur de pierre et vous donnerai un cœur de chair. » Et saint Paul ne demandait-il pas : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous » (1 Corinthiens 6,9) ?
Sainte Hildegarde de Bingen, patronne de l’écologie, propose les bases d’une véritable écologie de la personne : « […] en qui corps, âme et esprit forment une seule identité. » Elle rappelle en permanence l’interdépendance entre les différents niveaux de l’être. Soigner le corps sans s’occuper de l’âme ne sert à rien et former l’âme sans prendre soin du corps peut être très dangereux. Selon elle, il n’y a pas d’harmonie possible du corps sans l’ajustement du reste de sa personne dans sa totalité 7 . La théologienne québécoise féministe, Monique Dumais, l’exprime dans Souffles de femmes : « Pourquoi mépriser le corps qui nous permet d’entrer en contact avec les minéraux, les végétaux, les animaux, nos frères et nos sœurs proches, ou devenus proches par des rencontres, de les expérimenter avec toute la force de nos sens8 ? » On le voit, le christianisme est une religion du corps, qui repose sur Dieue incarnée.
Conclusion
Les pratiques de l’écospiritualité invitent à réorienter le sens de la vie humaine en la rapprochant des rythmes de la nature. Elles sont holistiques. Les images et les symboles véhiculés par les divers rituels écoféministes enrichissent la vie intérieure des femmes et incitent aux relations avec les autres, y compris avec les non-humains. Ces expressions à partir de la nature et des corps contribuent à augmenter une plus grande consistance intérieure, à approfondir la matérialité de notre incarnation.
Les spiritualités de l’incarnation nous resituent au cœur de l’Évangile où la Christa, Sagesse incarnée, nous sollicite à reproduire une nouvelle logique relationnelle. Et dans ce message, les corps des plus démuni·es sont ceux que le Nazaréen privilégie, guérit, bénit, sauve encore et toujours. Cette spiritualité souligne que la Terre est vivante et qu’elle peut mourir plus tôt par nos propres œuvres de destruction, d’introduction d’engrais, de saletés, de pollution. La clé de cette spiritualité, c’est aussi de ne plus voir la Terre comme un objet, mais de voir l’être humain comme constituant le corps de la Terre.
1 Élisabeth PARMENTIER et Pierrette DAVIAU, « Théologies féministes en francophonie », Études, no 4285, septembre 2021, p. 92.
2 Karl RAHNER, Traité fondamental de la foi, Études sur le concept du christianisme, Paris, Cerf, 2011 (1976, première trad. en français 1983), p. 181-189.
3 Elizabeth A. JOHNSON, Creation and the Cross. The Mercy of God for a Planet in Peril, New York, Orbis Books, 2018, p. 190 et 191, traduction maison.
4 Extrait d’une conférence d’Ivone GEBARA intitulée « Écoféminisme et spiritualité chrétienne », qu’on peut retrouver sur http://www.universitedesfemmes.be
5 Sallie MCFAGUE, The Body of God, An Ecological Theology, Minneapolis, Fortress Press, 1993, p. 16 et surtout p. 136. Elle développe également cette conviction dans A New Climate for Theology. God, the World, and Global Warming, Minneapolis, Fortress Press, 2008.
6 Voir Pierrette DAVIAU, « Écoféminisme et spiritualités de l’incarnation », Mélanges de Science Religieuse, Université de Lille, janvier-mars 2022, p. 26.
7 Idées présentées par Pierre DUMOULIN dans Hildegarde de Bingen. Prophète et docteur pour le troisième millénaire,
Paris, Éditions des Béatitudes, 2012, en particulier aux p. 14-17.
8 Dans Monique DUMAIS et Marie-Andrée ROY, Souffles de femmes. Lectures féministes de la religion, Montréal, Éditions Paulines, 1989, p. 127.