Vécus et analyses de femmes
sur les abus sexuels dans l’Église
Pierrette Daviau, Déborah
Trois femmes prennent la parole pour exposer leurs points de vue au sujet de la crise des abus sexuels dans l’Église catholique : une théologienne, une psychothérapeute et une mère de famille ayant été victime d’abus sexuels de la part d’un prêtre. Préfacé par Jean-Guy Nadeau (oui un homme, mais un spécialiste de la question des abus dans l’Église), ce livre1 présente les versions des autrices selon leur vécu respectif et leur profession. Leurs paroles affirment que seule « La vérité nous rendra libres ».
Le chapitre de Véronique Garnier, « Abus sexuels au sein de l’Église : s’en relever et en être relevé », raconte son pénible parcours depuis son adolescence jusqu’à aujourd’hui où elle a été abusée par un prêtre, ami de la famille. Cette dernière avait l’image du
« saint prêtre » et ne l’a ni crue ni protégée. Longtemps enfermée dans son secret, elle décrit ses souffrances, ses nombreux questionnements face à l’église (qu’elle refuse d’écrire avec une majuscule) et à Dieu. Ce dernier aurait-il voulu ces scandales ? « Mais où était Dieu quand j’étais abusée ? Pourquoi Dieu le Père qui est si bon et qui nous aime tant ne m’a-t-il pas protégée ? Pourquoi n’est-il pas venu à mon secours ? » (p. 44). Elle met fortement en doute le pouvoir sacré attribué au clergé par l’ordination, les notions de chasteté et de sainteté, de même que celles du pardon. Pourquoi ce sont les victimes qui doivent pardonner à leurs agresseurs et non les agresseurs qui doivent demander pardon, se demande-t-elle ? Comparant l’église à une grande famille, elle y retrouve les mêmes comportements : cette dernière « a agi comme toute famille incestueuse » pour éviter le scandale à tout prix.
Après avoir exposé les déviances de sa famille et de l’Église, cette femme est en processus d’intégrer son douloureux passé et de trouver un chemin de résilience, « un nouveau chemin de vie » (p. 51). Elle souhaite ardemment que l’église fasse aussi ce chemin pour consentir à reconnaître les abus dans son histoire et « s’engager à tout faire pour réparer et surtout pour ne pas recommencer » (p. 52). Elle s’est aventurée dans ce long processus du deuil des images de Dieu, des croyances transmises, de l’église qu’elle croyait sainte. Elle recommande de dire NON d’une façon catégorique à toute forme de cléricalisme, d’aider les familles à prendre soin d’elles-mêmes. C’est d’ailleurs son travail comme coresponsable du service de protection des mineurs dans son diocèse d’Orléans en France. Pour elle, l’Église « doit changer radicalement de culture, pour passer d’une culture des abus et du pouvoir à une culture de protection des plus fragiles et des plus petits » (p. 65).
Anne Descour, religieuse de l’Assomption et psychothérapeute, propose une réflexion croyante de ses rencontres avec les personnes blessées et accompagnées « chemin faisant » (p. 69 à 125). Des femmes d’âge mûr lui ont confié leurs souffrances faites de « […] débris de vies dévastées, de détestation de soi, de culpabilité dévorante, d’estime de soi défaillante, d’agressivité, de peurs, de maladies physiques ou psychiques développées » (p. 72). Comme psychothérapeute, son « expérience d’une écoute bienveillante [lui] a permis de reconnaître le mal subi […] travail de vérité difficile et douloureux » (p. 74). Pour elle, l’accompagnement est essentiel pour guérir des dénis de la famille, de l’Église, du clergé, des parents. Elle réprouve ce « réflexe de cacher ce qui pourrait salir l’institution, de mentir, de ne pas vouloir voir… » (p. 83). Plusieurs témoignages de victimes l’ont amenée à se positionner dans une relecture des évangiles, à réévaluer son système de valeurs, à accueillir le fait d’être profondément blessée et affectée par ces abus du clergé.
Ses questions sur la supériorité donnée à l’institution, sur la mise à part du prêtre enseignée dans les séminaires, comme un alter Christus, lui font déplorer que l’Église soit davantage « hiérarchie que communion, qu’elle favorise les abus de pouvoir et de domination, au lieu d’être un lieu sûr pour les enfants et les personnes fragiles et vulnérables » (p. 90).
Les témoignages reçus soulignent comment l’Eucharistie peut être le lieu de tous les dangers ; cela l’amène à ne plus croire à l’automatisation des sacrements de l’ordre et de l’eucharistie : « il est évident que le prêtre qui, en l’occurrence, est aussi l’agresseur est l’homme de l’Eucharistie » (p. 91). L’image du pasteur reprise par les prêtres et les évêques lui semble non conforme à Jésus, le bon pasteur miséricordieux, qui prend soin de ses brebis, les protège, les rassemble. Elle nous confie une question qu’elle dit porter au fond d’elle-même : « Devant l’échec humain, la perversion de ce qui a vocation d’être plus pleinement accompli, comment avancer, comment croire encore ? Comment résister à la fuite le cœur plein d’amertume ? » (p. 125). Malgré certains moments de désespérance, sa réponse est de prendre véritablement position pour les souffrants et de revenir à l’essentiel de l’Évangile.
Le dernier chapitre de la théologienne Karlijn Demasure, directrice du Centre de protection des mineurs et des personnes vulnérables à l’Université à Saint-Paul d’Ottawa, se penche sur « La culture du cléricalisme et ses conséquences sur le traitement des abus ». Le pape François parle « d’une culture d’abus comme une culture de mort » en dénonçant le cléricalisme qui donne une position de supériorité au clergé et les amène à vivre dans un monde hermétique. Alors que certains membres du clergé restent attachés à cette culture, d’autres tentent de s’en débarrasser. L’autrice nous propose un certain historique des principaux actes d’abus dans l’Église ainsi que des diverses procédures qui les ont camouflés : « Les dirigeants de l’Église ne sont intervenus de manière décisive ni envers les victimes ni envers les offenseurs, et, par conséquent, les abus ont continué » (p. 136-137). Elle revient sur l’instruction romaine de 1922, Crimen sollicitationi, revu en 1962 et qualifiant les abus de « pires crimes », qui n’aurait jamais été publiée et serait demeurée secrète (p. 169). Les normes à suivre n’auraient jamais été connues des évêques qui donnaient priorité à des conversations pastorales en changeant les abuseurs de lieux ministériels, sans mener de procès canoniques !
C’est ainsi que le secret est devenu un pilier honteux du cléricalisme et a provoqué un scandale encore plus grand lorsqu’on a commencé à le dévoiler. Selon la commission royale d’Australie, « le cléricalisme est l’idéalisation du sacerdoce et, par conséquent, l’idéalisation de l’Église catholique […] liée à un sentiment de privilège, de supériorité, d’exclusion et d’abus de pouvoir » (p. 145). Le secret favorise l’abuseur et la dissimulation des actes, il provoque le déni ; il rend très difficile pour les victimes de dénoncer, car elles se croient seules à avoir subi ces gestes de violence. Le secret crée un lien entre les gens qui savent et ceux qui ne savent pas et favorise la continuation des gestes offensants. C’est évident que la divulgation, à grande échelle, des abus du clergé a provoqué un très grand choc et un immense scandale, en particulier à la suite de la publication de la Commission indépendante sur les abus dans l’Église (CIASE)2 en 2022. Cette commission, après la Lettre au peuple de Dieu du pape François, en 2018, a favorisé les dénonciations par d’autres victimes : cela a provoqué une certaine prise de responsabilité par la hiérarchie de l’Église. Ce n’est qu’en 2019 que le secret pontifical entourant les abus des mineurs a été levé par le pape François, même si les informations doivent garantir la confidentialité.
Le pape François veut que la culture du cléricalisme change, mais ses éléments sont encore bien intériorisés, non seulement par le clergé, mais aussi par plusieurs laïques. Il en résulte qu’il est difficile de remplacer une culture qui a donné lieu à des sous-cultures, en particulier dans la religion catholique, toujours considérée comme puissance dominatrice. L’autrice démontre également comment la formation des futurs prêtres magnifiant leur identité comme « bergers » du peuple de Dieu et ce dernier comme « mouton docile » les place dans une position de domination, voire d’omnipotence ! Il devient difficile pour les laïques de s’opposer à eux, pour les abusés de dire NON et parfois impossible de porter des accusations. « La totalité des prêtres qui ont commis des abus […] ont été formés selon un modèle sacerdotal […], où les notions d’alter Christi et de in persona Christi » a grandement favorisé le cléricalisme. La question demeure toujours aujourd’hui : « est-ce que la théologie de Vatican II est enseignée dans les séminaires et […] est-ce assez pour éradiquer la culture du cléricalisme ? » (p. 174).
1 La vérité nous rendra libres. Paroles de femmes dans la crise des abus, Karlijn DEMASURE, Anne DESCOUR et Véronique GARNIER, Médiaspaul, 2022, 175 pages.
2 La CIASE a recensé plus de 330 000 victimes d’abus en France perpétrés par des membres du clergé et des laïques travaillant en Église.