Violences faites aux filles et aux femmes
par des membres du clergé
Marie Evans Bouclin, Photina
Le scandale des abus sexuels est « la plus grande tragédie, la plus grande catastrophe de l’histoire du catholicisme depuis la Réforme », écrit le journaliste et chercheur français Frédéric Martel[1]. C’est aussi l’avis du canoniste américain Thomas Doyle, dominicain[2]. Dès 1984, le père Doyle avait prévenu la Conférence des évêques américains et le Vatican que l’abus sexuel des enfants allait causer un scandale suffisant pour faire exploser l’Église catholique. Ses interventions en faveur des victimes et ses critiques de la hiérarchie lui ont valu d’être démis de ses fonctions comme expert-conseil en droit canonique et éventuellement laïcisé. Après une conférence qu’il donnait en 1999, je lui demandais s’il était au courant des abus contre les femmes. « L’abus des enfants n’est que le début du scandale… On n’a même pas encore commencé à parler des jeunes filles et des femmes. », m’a-t-il répondu.
La question de la violence faite aux filles et aux femmes par des membres du clergé me préoccupe depuis presque trente ans. C’est d’ailleurs ce qui m’a finalement amenée à me joindre au mouvement des femmes prêtres. En collaborant au récent documentaire de Marie-Pierre Raimbault sur l’abus sexuel des religieuses[3] qui persiste aujourd’hui dans de nombreux pays, nous avons conclu que le besoin que des femmes exercent les ministères ecclésiaux ainsi qu’un nouveau modèle du sacerdoce est plus urgent que jamais.
Les causes des abus sexuels
Le cléricalisme
Devant l’ampleur du scandale des abus sexuels des enfants, le pape François déclare dans sa Lettre au peuple de Dieu[4] du 20 août 2018 que la cause fondamentale des abus sexuels est le cléricalisme, à savoir un sentiment de « supériorité morale » et une « manière déviante de concevoir l’autorité de l’Église » qui peut mener à l’abus sexuel, à l’abus de pouvoir et à l’abus de conscience. Il faut donc, écrit-il, « dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme ». Le remède qu’il prescrit est le jeûne et la prièreafin d’éveiller la solidarité et de créer « une plus grande culture de la protection pour le présent et l’avenir ».
La sexualité
Jamais n’est-il question d’un problème systémique dans l’Église qui aurait sa racine dans une sexualité mal comprise et mal intégrée ou encore dans le célibat obligatoire des prêtres. C’est pourquoi « l’enseignement constant » du magistère reste figé. Il continue d’influencer des décisions malheureuses prises dans les dernières décennies : l’interdiction de la contraception artificielle même pour les familles les plus pauvres, le rejet du préservatif même quand la pandémie du sida allait faire plus de 35 millions de morts ; le refus des sacrements aux personnes divorcées et remariées même quand les personnes dont le mariage a échoué abandonnent majoritairement l’Église et une théologie de « la femme » qui leur interdit l’accès aux ministères et aux postes décisionnels.
Le célibat obligatoire
De l’avis de nombreux sexologues, psychiatres et psychologues, dont plusieurs sont prêtres ou religieuses (Marie-Paul Ross), la formation en vue de la prêtrise avec le vœu de célibat obligatoire mène à une sexualité mal comprise, souvent le fruit d’un développement psychosexuel arrêté qui donne lieu à une foule de contradictions :
– de vieux célibataires (dont la plupart « n’ont jamais connu une relation amoureuse saine et honnête de leur vie » d’après Thomas Doyle) disent aux jeunes couples comment vivre leur amour conjugal, y compris le nombre d’enfants qu’ils auront ; ils soutiennent que l’acte sexuel doit toujours être ouvert à la vie (et après la ménopause ?) ;
– des « tricheurs » (et le nombre s’élèverait à environ 90 %) disent qu’ils ont fait une promesse de célibat, c’est-à-dire de ne jamais se marier, mais pas de chasteté ; ils vont dire aux religieuses comment vivre leur vœu de chasteté ? Comment mieux aimer Jésus ?
– des aumôniers imposent à des religieuses des jeûnes, des pénitences corporelles, des privations de toutes sortes (sommeil, loisirs, liens familiaux), sans toutefois les pratiquer eux-mêmes ;
– des évêques et des cardinaux eux-mêmes pédophiles, homophobes, prédateurs tempêtent contre la contraception, l’avortement, le divorce, la masturbation, l’homosexualité ;
– des princes de l’Église vivant dans le luxe excommunient des femmes qui vivent dans une pauvreté écrasante parce qu’elles se sont fait avorter ou qu’elles ont simplement cherché à limiter le nombre de leurs grossesses ;
– des curés ont refusé les sacrements à des femmes qui avaient quitté leur conjoint violent et abusif (même si leur vie pouvait être en danger) ;
– des curés ont refusé d’intervenir lorsque des femmes ont dénoncé leur conjoint pour avoir violé leur fille, laissant ces hommes commettre impunément l’inceste.
Les femmes et le cléricalisme — ce qu’elles disent !
Devant le constat du pape François, le cardinal Cupich de l’archidiocèse de Chicago, a mandaté un groupe de femmes afin de mener un sondage sur le cléricalisme basé sur leur expérience. Voici comment elles l’expliquent :
Le cléricalisme est une attitude de supériorité qui s’arroge le droit de prendre les décisions qui touchent la vie des catholiques en raison du « pouvoir sacré » conféré par l’ordination sacerdotale. Dans le schéma actuel (selon le Catéchisme de l’Église catholique), le prêtre est investi du pouvoir d’agir in persona Christi, c’est-à-dire qu’il parle et agit en la personne du Christ lui-même. Le cléricalisme est donc une forme d’idolâtrie qui se manifeste dès que le prêtre et de nombreux fidèles croient que le clergé parle et agit vraiment « comme Dieu ». Et, surtout aux échelons supérieurs de la hiérarchie, on croit avoir le monopole de la sagesse et de l’accès à l’Esprit saint[5].
Notons aussi la fausse logique derrière la croyance qu’au moment de l’ordination sacerdotale, il se produit chez le prêtre un « changement ontologique ». Il deviendrait un « autre Christ » (alter Christus). Or, le Christ est la deuxième personne de la Trinité
« en toutes choses, égal au Père » et donc Dieu lui-même.
Il y a, heureusement, des membres de la curie romaine, des évêques et quelques directeurs de séminaires minoritaires qui disent que c’est de la « foutaise » (gibberish).
Nous sommes donc maintenant en mesure de comprendre comment de jeunes religieuses, comme celles que nous avons vues dans le documentaire de Marie-Pierre Raimbault, peuvent avoir été persuadées que seul le prêtre sait ce que Dieu veut et que ce qu’il veut, lui, le prêtre, vient de Jésus lui-même.
Tribunaux ecclésiastiques versus tribunaux judiciaires
On aura beau dire que ces femmes auraient dû se plaindre à leur supérieure. L’expérience nous a appris qu’il est inutile de porter plainte devant les autorités ecclésiastiques. Les prêtres font une promesse d’obéissance à leur évêque et un serment de fidélité qui exige loyauté absolue envers le pape. Prêtres et évêques doivent adhérer à l’enseignement du magistère, sans poser de questions, sur la sexualité (contraception, avortement, divorce, homosexualité, célibat des prêtres), mais surtout, ils doivent faire « belle figure », ce qui veut dire protéger avant tout l’image de l’institution ecclésiale. L’aide aux victimes d’abus sexuels s’avère bien secondaire.
On peut bien dire aussi que les victimes auraient dû porter plainte à la police. Mais nous savons qu’elles ne le veulent pas si elles doivent ensuite passer devant les tribunaux. Elles sont conscientes que les victimes sortent rarement indemnes des procédures judiciaires de ce genre, même si l’agresseur est déclaré coupable. Le nom des victimes finit toujours par se savoir et les femmes craignent d’être mises au ban de leur communauté religieuse ou paroissiale. Les catholiques ont subi une forme de lavage de cerveau qui fait dire que la victime, c’est le pauvre prêtre…
Il faut effectivement énormément de courage à ces femmes pour se présenter devant le tribunal. Elles savent que les médias ne manquent jamais une occasion d’en faire une sensation.
Une autre solution — la justice réparatrice
À mon avis, au lieu d’aller devant les tribunaux, ce qui finit par ne profiter qu’aux avocats et exacerber le scandale, il y aurait lieu d’établir une démarche de justice réparatrice. Cela exige que l’agresseur exprime à la victime et devant témoins son regret et offre lui-même de les dédommager de quelque façon. J’ai proposé cette démarche à mon évêque en 2004. Je n’ai pas reçu de réponse à ma lettre. Demander pardon serait perçu comme un aveu de culpabilité qui exposerait le diocèse à des poursuites judiciaires. Et il n’avait pas tort. Certains diocèses ont fait faillite en payant des millions en dédommagement, surtout à des hommes qui avaient été abusés lorsqu’ils étaient enfants de chœur.
Les femmes victimes veulent que les prédateurs sexuels reconnaissent le tort qu’ils ont fait. Elles n’ont ni initié ni recherché ces relations abusives. Si elles cherchent un dédommagement, c’est pour se payer une thérapie.
Surtout, elles veulent que l’abus cesse. C’est pourquoi tant et aussi longtemps que les prédateurs sont réaffectés d’une paroisse à l’autre, il y aura de nouvelles victimes.
Les impacts des abus sexuels
L’expérience des dernières décennies nous apprend que tout abus sexuel est un traumatisme qui a des conséquences à long terme :
– les victimes souffrent inévitablement de troubles psychologiques (névroses, psychoses, tendances suicidaires), d’obésité morbide avec toutes les séquelles que cela entraîne, parfois la stérilité, les menstruations et les accouchements plus difficiles, des avortements spontanés qui peuvent être le résultat d’un viol à un jeune âge (témoignages de victimes) ; les victimes masculines souffrent souvent de toxicomanie ou d’alcoolisme et ils peuvent reproduire le cycle de la violence sur des enfants et par le suicide ;
– les victimes peuvent très difficilement entretenir des relations intimes (hommes ou femmes) ou même de saines amitiés parce qu’elles ne savent plus à qui elles peuvent faire confiance ;
– l’abus sexuel dans le cadre de la violence familiale, sanctionné par le clergé, se perpétue de génération en génération, et nécessite de longues thérapies.
Et qui sait combien de fidèles ont abandonné l’Église à cause du scandale sexuel ?
Les victimes qui portent plainte demeurent perçues par l’autorité ecclésiastique comme des malades, des menteuses, des séductrices ou encore des femmes aigries à cause d’une peine d’amour. En ce qui concerne les religieuses, on dira que « leurs supérieures y verront » sans tenir compte des menaces faites par la hiérarchie aux supérieures de communautés (de refuser les sacrements, de couper les vivres aux petites communautés diocésaines, etc.) si elles se plaignent à Rome.
Pourtant, les médias internationaux ont publié des études qui documentent le harcèlement sexuel, l’exploitation et même le viol de religieuses et d’étudiantes catholiques par des prêtres. Les rapports des supérieures majeures de communautés religieuses doivent s’être perdus dans les archives romaines. Elles dénoncent pourtant très clairement des prêtres, dans plusieurs pays, qui ont abusé de leur autorité sur des religieuses pour en obtenir des relations sexuelles[6].
Il ne s’agit pas ici d’attaquer tous les prêtres ni de demander que le prêtre accusé soit relevé de ses fonctions sacerdotales sans qu’il ait eu droit, lui aussi, à une procédure équitable. Mais il faut insister, par le biais des autorités civiles s’il le faut, il faut qu’il y ait enquête pour déterminer s’il y a véritablement eu un abus de confiance, de l’inconduite professionnelle ou une agression sexuelle telle que définie par le Code criminel actuel.
Ne pouvant plus ignorer les multiples accusations provenant de partout au monde, accusant des prêtres, des évêques et même des cardinaux de violence sexuelle, le pape François convoque un sommet à Rome en février 2019.
Pistes de solution
Avant le Sommet de Rome, les évêques de notre communauté de femmes prêtres (RCWP — Roman CatholicWomenPriests/Femmes prêtres catholiques romaines) ont écrit aux membres du comité organisateur de ce « sommet » (avec copie à Mgr Gendron, président de la CECC [Conférence des évêques catholiques du Canada])[7]. Nous n’avons reçu aucun accusé de réception, sans doute parce que nous avons proposé des solutions très concrètes dont il est défendu de parler en Église : des changements systémiques quant à la gouvernance de l’Église ainsi que la fin du célibat obligatoire et le sacerdoce des femmes.
En avril 2019, avec le documentaire de Marie-Pierre Raimbault, éclate le deuxième scandale — celui des religieuses. L’Association des religieuses pour les droits des femmes [ARDF] a réagi de manière fort pertinente, en date du 16 mai 2019, à travers une lettre publique[8]. On ne peut malheureusement caresser beaucoup d’espoir que les choses vont changer au niveau de l’institution ecclésiale.
Conclusion
Le cléricalisme n’est pas seulement une attitude de supériorité morale comme le prétend le pape François, mais aussi de supériorité intellectuelle. Le magistère prétend détenir déjà toutes les réponses à toutes les questions. La « théorie du genre [9]» est perçue par le Vatican comme « une idéologie » erronée pour ne pas dire diabolique. L’on est incapable de dialoguer à ce sujet puisque le dialogue suppose l’ouverture à des idées nouvelles et différentes… et au changement.
L’autorité de l’Église catholique, avec son culte du secret, sa théologie misogyne et le pouvoir qu’il reconnaît aux hommes ordonnés, se dit « mère et maîtresse » en humanité[10] alors qu’elle est emprisonnée dans une théologie complètement déséquilibrée et dépassée de la sexualité. Pourquoi ? Parce que ses dirigeants n’ont aucune expérience de relations amoureuses saines (hétérosexuelles ou autres) ? Aucune expérience des joies et aussi des défis de mettre au monde et d’élever des enfants ? Ils n’ont jamais pris en compte l’expérience humaine et spirituelle de la moitié de l’humanité, celle des femmes ? Ou serait-ce tout simplement parce qu’ils n’ont pas écouté la voix de l’Esprit qui réside (aussi) dans le cœur des fidèles baptisé∙e∙s, ni la voix des théologiennes et théologiens qui ont voulu mettre l’enseignement du magistère au pas avec les sciences humaines et qui ont pour la plupart été muselés ? Autant de questions qu’il importe de nous poser.
Et je reviens à la Réforme du XVIe siècle. Même si les causes étaient des questions théologiques et liturgiques (les propositions de Luther ont été finalement considérées au concile Vatican II), il est intéressant de noter que la grande majorité des réformateurs (Martin Luther, Jean Calvin, Pierre Martyr et autres) ont aboli le célibat obligatoire et se sont eux-mêmes mariés.