Voyage au bout de soi en temps de maladie

Voyage au bout de soi en temps de maladie

Samia Amor1

Lege, lege, relege, ora, labora et invenies2

Une dichotomie entre le corps et l’âme heurte ma posture de musulmane. Elle risque de détourner du thème de la spiritualité incarnée. La perspective musulmane m’amène à faire état d’une réflexion née d’une expérience personnelle. Ce qui invite, dans un premier temps, à mettre l’accent sur l’exposition d’une spiritualité telle que comprise dans mon espace d’intelligibilité. Et, dans un deuxième temps, d’introduire à la spiritualité incarnée, selon moi, à partir d’un épisode récent de maladie.

 

La spiritualité de mon point de vue

Contrairement à une perception, à une opinion ou à une représentation uniforme et généralisée dans la littérature islamique, la spiritualité couvre l’intégralité de la vie de la personne croyante. Son inscription dans la pratique religieuse intervient dans une verticalité, à travers les actes d’adoration du divin et dans une horizontalité, à partir des interactions avec ses semblables. La spiritualité se conçoit, donc, dans un paramètre insécable de l’islam coranique3.

Dès lors, cette spiritualité intrinsèque et non dissociée de la tradition islamique se comprend, selon moi, comme une disposition, un état d’esprit, une vision du monde, une prise de conscience de la finitude humaine, de l’irréversibilité du temps et du rapport à l’altérité. La spiritualité se comprend, également, comme un faisceau d’interactions imbriquées et consubstantielles envers la transcendance et envers autrui. De par son englobement, elle influe sur le vaste espace de l’existence et touche à tous ses domaines.

Dans ma compréhension de la tradition islamique, le chemin de la spiritualité se révèle à partir d’une pléthore d’indications ou de signes énoncés dans le Coran. En premier lieu, le répertoire coranique invite à s’inspirer du modèle abrahamique de l’unicité divine, repris par le prophète du message révélé qui met de l’avant une société adamique au sens fraternel et sororal. Subséquemment, pareille société s’enracine dans deux valeurs-piliers : la Bonté ou la conscience du bon comportement et la Justice envisagées dans un rapport avec la Miséricorde divine. Ce qui laisse entendre qu’au centre de la jonction de cette triade (Bonté, Justice et Miséricorde) se trouve le cœur de la personne musulmane en tant que réceptacle de la foi. Ce maillage holistique se traduit chez l’être spirituel, par un humanisme instauré dans une intériorité tournée vers l’extérieur au moyen d’une action éthique4 ancrée dans le présent. Il n’y a pas de coupure entre la subjectivité de la personne et son action. Mais alors comment se développe cet humanisme ?

Sans équivoque, le Coran affirme que l’être humain n’a pas été créé sans but. Il est également mentionné que la créature humaine renferme le souffle divin. L’idée d’un fragment de divinité présent en chaque individu semble renvoyer à la reconnaissance de l’autre comme de soi-même et à établir une relation dénuée de jugement, de préjugés, de supériorité, de haine ou de vengeance. En d’autres mots, la sainte lecture insiste sur la conception de relations dépouillées de tous les ingrédients générateurs de conflictualité. Et surtout, de renforcer la solidarité interhumaine plutôt que l’individualisme.

Or, le comportement adopté en vertu d’une éthique personnelle fait souvent ressortir une antinomie avec le système normatif ambiant. L’impact de cette dimension normative, intériorisée sans prise de conscience, se reflète sur le rapport de soi à l’autre. Dès lors, comment conjuguer une quête du but de l’existence et entretenir une relation pacifique humaniste au quotidien ? La tension qui s’en dégage convoque, pour sa résorption, une action primordiale, celle d’adhérer à l’idée d’une négociation permanente dans les interactions avec l’autre, en raison même de l’immanence divine en chaque être humain.

De surcroît, l’impératif d’éloignement de tout contexte belliqueux requiert, au préalable, un apprentissage cardinal, c’est-à-dire l’émancipation vis-à-vis des injonctions sociales et familiales. Ce passage obligé coïncide avec une notion fondamentale en islam, celle de Jihad en nafs, une lutte contre son âme et contre ses passions et qui tend à une cohésion ou à un accord entre les intentions et les actions. Un exemple en sera donné subséquemment.

 

En temps de maladie

L’idée du jihad revêt une connotation belliciste fortement répandue dans le jargon politique, médiatique et académique post-9/11. Assimilé à la « guerre sainte » menée pour imposer la foi islamique, le jihad aurait alors pour finalité l’accès au paradis habité par 72 houris (vierges paradisiaques). Simultanément, la référence au jihad en nafs est quelquefois citée, mais son ignorance voire son désaveu font florès.

La maladie ne fait pas partie des projets, à court ou à moyen terme, d’une personne. On y pense, mais dans un futur indéterminé et le plus éloigné possible. Lorsque le diagnostic d’une maladie chronique tombe, la question de l’échéance se pose. Maintenant que le temps s’amenuise comment et à quoi l’exercer ? Comment gérer un temps rythmé par les rendez- vous et les protocoles médicaux et lié par de nouvelles routines qui laissent peu de place aux activités sociales ? Comment faire face à une éventuelle douleur ? Comment exprimer ses émotions sur ce qui est vécu sans manifester une émotivité, voire un pathos ? Quelle sera notre vision du monde, du temps, du rapport aux autres ? Quel sera notre comportement en tant que personne atteinte d’une maladie ? Face à ces questions existentielles, les réactions peuvent être diverses : se révolter, être reconnaissante ou ressentir de l’ingratitude 7. Et c’est à cet instant que la foi est éprouvée.

Parmi les qualités requises face à la maladie, dans le Coran, on trouve la patience qui, comme la prière, est un secours (Q, 2 : 45) ; l’obligation de se soigner sachant que la guérison relève d’Allah ; la louange Allah plutôt que de se plaindre ; la présentation d’invocations (« Seigneur, fortifie-nous de patience et reçois-nous en croyants soumis à Ta volonté », Q, 7 : 126) ; et la récitation du Coran.

Dans la tradition islamique, la notion de maladie et son lot de troubles pathologiques revêtent une acception compatissante. Loin d’être une punition, elle constitue une épreuve comme une autre. Cette signification s’insère dans une vision qui configure le monde terrestre comme la maison de l’épreuve.

L’épreuve se manifeste sous la forme de bienfaits ou de souffrances canalisés vers un objectif : la distinction entre la personne reconnaissante et la personne ingrate. Autrement dit, les épreuves s’érigent comme une sorte d’aune à la foi, à travers des outils proposés qui sont les habiletés de patience, d’endurance et de confiance en Allah.

En situation de maladie, la démarche attendue est celle de se soigner, d’aller à la recherche d’un médecin et de trouver un remède. Le tout s’entreprend sous une forme d’injonction : la personne malade ne peut se soustraire aux soins. Paradoxalement, la maladie n’entraine pas une résignation face à la vulnérabilité, à l’épuisement, à l’impuissance et sûrement pas à la mort. Au contraire, elle engendre une lutte pour la surmonter, l’apprivoiser et, pourquoi pas, la dépasser. L’épreuve se dépouille de sa dramaturgie de refus et d’insubordination pour devenir un viatique de proximité avec le divin. Ce rapprochement tend à faire naitre un réconfort dans l’immédiat et dans l’avenir. La voie principale pour y parvenir est de maîtriser ses passions à travers la pratique du jihad en nafs (lutte contre son ego).

Cette pratique s’initie dès la socialisation primaire au sein de la famille, puis au cours des activités socioéducatives successives. De mon point de vue, j’y vois, positivement, un apprentissage à l’autodiscipline de son égo, à la maîtrise de soi et à la résistance aux pressions extérieures. Le jihad en nafs aide à accomplir son devoir de justice. Il met l’accent sur la seule et véritable compétition : celle avec soi-même. Car celle avec les autres ne doit s’effectuer que dans l’unique but de vénérer la transcendance par des œuvres louables envers ses semblables.

Dans un itinéraire thérapeutique, j’ai pris conscience que le jihad en nafs implique des soins curatifs (médicamenteux ou traditionnels), de la patience, mais également le recours à la prière et à la lecture du livre saint afin de penser qu’il n’y a ni solitude ni impuissance dans la maladie. Mais, il y a Allah.

Enfin, je me suis rendu compte que la maladie interroge sur soi et induit à conserver l’espoir de guérison. Cette dernière fait partie du credo. Conséquemment tout repli sur soi, tout désinvestissement relationnel, tout renoncement et tout abandon ne seraient qu’une manifestation d’un manque de foi pour la personne croyante que je suis.

En bref, la maladie m’a aidée à déceler sa facette pédagogique, soit se mettre dans la station d’apprendre de s’informer et de se former à une autre connaissance de soi.

Concomitamment, elle éclaire vis-à-vis d’autrui, sur sa potentielle douleur et sur sa souffrance subséquente. Dans un éclairage intérieur, la maladie semble agir comme un levier d’intensification de son humanité.

Et de manière concrète, l’épisode pathologique en raison de mon intégration à un groupe médical multidisciplinaire a mis en évidence deux aspects. D’une part, cette approche fait le constat implicite d’une reconnaissance des limites, voire des lacunes du modèle biomédical. Et d’autre part, le contact avec différents experts et les rencontres avec les personnes touchées par la même maladie tendent à dépasser le sentiment quasi instinctif de compassion stérile envers autrui pour accéder à une indulgence et à une inclination compassionnelle à son égard. Autrement dit, face à une autre personne malade, il n’est pas question de se substituer aux prestataires de services de santé, mais de faire naitre la confiance, la sécurité et l’espace d’expression de la souffrance, qui au-delà de la douleur physique ou psychologique, mettent en action une subjectivité accumulée au fil des expériences mémorisées.

Aujourd’hui, je me rends compte que, dénués d’aléas, de frivolités, de futilités, de superficia- lités, mes besoins contemporains gagnent en précision et en spécificité. Au fil des secondes, des minutes, des heures et des jours, une lucidité plus aiguë, sans dérobades, prend place et oscille dans un « entre-soi » entre portion malade et portion bien-portante. Il n’y a plus de temps à perdre. Le temps n’est plus aligné sur les obligations familiales ou professionnelles, mais sur le renforcement de relations de qualité, sur le fait de savourer chaque instant passé auprès de ces personnes et d’entreprendre la réalisation de projets différés par manque de temps. En somme, être dans une symbiose avec le temps présent sans souci de l’avenir imprédictible ou du projet d’être. Et ce nouveau rapport au temps éduque au détachement immédiat et complet pour mieux atteindre une profondeur intérieure forgée par une âme apaisée.

En bref, la maladie renvoie à la connaissance de soi et donc des autres. Dans un tel moment, le principe « connais-toi toi-même » de Socrate prend une signification éloquente : la raison d’être en y intégrant celle d’être avec autrui.

 

1 L’autrice est juriste de formation, avocate, médiatrice de profession et chercheure indépendante. Ses champs d’intérêt touchent aux questions relatives aux modes alternatifs de résolution des conflits, à la normativité et à l’éthique dans la culture juridique islamique. Dans le prolongement de la réflexion autour de ces enjeux, sa thèse doctorale expose, à partir d’une perspective de féministe décoloniale croyante, une analyse juridique, théologique et empirique du divorce féminin (khul’) en islam.

2 « Lis, lis, relis, prie, travaille et tu trouveras. »

3 L’expression « islam coranique » reflète la position de l’autrice plus attachée au texte sacré qu’aux interprétations développées par un certain corps de savants religieux musulmans.

4 Voir en ce sens les versets coraniques ci-après qui formulent une éthique comportementale : Q, 2 : 177 ; Q, 3 : 110, 133-134, 146 et 159 ; Q, 7 : 199 ; Q, 16 : 90 ; Q, 26 : 88-89 ; Q, 31 : 14 à 19 ; Q, 49 : 13.